Notre quête de vie
Combien sommes-nous à nous reconnaitre dans le diagnostic que pose Jean-Luc Lecat dans son article Nous n’irons plus à la messe… nous irons à la rencontre et dans l’écho que lui a donné Jean-Marie Kohler, Convivialité dominicale et plus si affinités ; une catéchèse domestique déconfinée ? Et souvent en relevant des symptômes plus lourds et plus graves. Pour conclure sur un pronostic qui laisse bien moins de place à une issue réparatrice.
À commencer par celles et ceux qui ne conjuguent plus leur abstention au futur, mais qui la vivent au présent et depuis des années.
L’article de Jean-Luc Lecat couvre si largement le champ des raisons qui poussent à « reconsidérer et réinventer » la messe », à vouloir « casser le rite », qu’il appelle bien moins à lui ajouter des considérations générales que des témoignages personnels. Et les inclinations de conscience qui en découlent.
« Une obligation sous peine de péché grave »
À cette aune, je livre l’expérience de quelqu’un qui fit ‘’son’’ catéchisme quelques années avant Vatican II. Et qui connut ses premières messes dans une paroisse parisienne dont le curé (curé-chanoine si ma mémoire est exacte) représentait sans doute très exemplairement tout ce qu’on a mis au passif du clergé d’alors. Monté en chaire, sa sévérité, le ton même de ses admonestations, emportaient infiniment peu de la charitable et compréhensive douceur qu’avait pu faire respirer, quelques instants auparavant, la lecture de l’Évangile dominical.
À l’âge où j’étais, ce n’était pourtant pas la rigueur de sa direction des âmes qui me rebutait le plus spontanément. Cette rigueur prolongeait, en l’accentuant, celle qui imprégnait tout l’enseignement que nous dispensait le jeune aumônier auquel nous étions confiés chaque jeudi. Et qui, d’ouverture, nous avertissait – à bon entendeur – qu’hors de l’Eglise, il n’était point de salut.
À ces premières messes, c’est une bizarrerie, une incongruité, qui me frappaient. Elles tenaient à la présence du garde suisse qui flanquait ce rébarbatif curé à ses entrées et sorties, et dont le grand uniforme était rehaussé par le port d’une hallebarde dont il rythmait ses pas. Qu’est-ce que D.ieu pouvait avoir à faire et à voir, en sa maison, avec cet appareil, ce personnage de suisse ainsi accoutré et cette arme brandie ?
Ce tableau d’un clerc (déjà distingué par une tenue de cérémonie probablement accordée à son titre de chanoine) que je voyais passer dans la nef étrangement escorté d’une parodie d’huissier ou de valet d’armes, fixa une mauvaise impression de mon premier contact avec la messe. De celles qui, avec le recul, s’avèrent durables.
Quelques années passèrent donc, et l’officiant cessa un beau jour de tourner le dos aux fidèles pour se tenir dorénavant face à eux. Et le latin ne fut plus que d’usage résiduel. Au demeurant, sa traduction littérale ne livra le plus souvent qu’un sens assez obscur ou assez pauvre : parole ou chant, au moins cette langue inconnue à nos âges offrait-elle une part, en fin de compte bienvenue, de mystère et de poésie ...
« On va de moins en moins à la messe »
Les décennies se sont enchaînées, et cette messe ‘’conciliaire’’ n’a pas changé grand-chose. A se demander si son principal mérite n’est pas d’avoir entraîné un exil volontaire des conservateurs les plus indurés. Et, partant, pour quelques décennies, une ‘’mise hors jeu’’ de l’intégrisme et des courants les plus réactionnaires qui, de par le schisme qu’ils ont opéré, se sont privés de leur capacité d’influence à l’intérieur d’une Église qui, a minima, avait tourné la page de son XIXe siècle.
Vis-à-vis du « marqueur du catholicisme », les sensibilités et les attentes ne sont plus dans les mêmes registres d’exigences qu’au temps de Vatican II. Pour celles qui s’expriment aujourd’hui, c’est bien pour ce qui se rattache à son immuabilité et à son intemporalité foncière que la messe encourt les reproches énoncés par Jean-Luc Lecat.
Organisation intangible du rite, cérémonial et scénographie figés, monopole dévolu au prêtre de la parole signifiante et formatante, en bref tout ce qui fait de la messe « un truc tout fait, le domaine et l'affaire des curés ». S’y ajoute l’assignation aux laïcs de se contenter, semaine après semaine, d’une parole et d’une gestuelle indéfiniment reproduites, de s’accommoder de la répétition des séquences, comme s’ils apportaient là, aussi, le gage d’une obéissance imperturbable et d’une immobilité de la pensée.
À mi-voix, comment ne pas avouer que pour beaucoup la messe s’est ainsi réduite à un ‘’truc’’ à périr d’ennui ? Qui, au demeurant, irait revoir chaque semaine un remake du même film, avec le même scenario, le même découpage et le même montage, et à peu de choses près le même casting ? Et des variantes presque marginales dans les dialogues et dans les prises de vues.
« Ite missa est »
Et si, plus avant, il est encore question d’expérience personnelle, combien d’entre nous ont fondé – que ce soit peu à peu ou d’un rejet devenu soudain catégorique – un abandon ou une désertion de la messe sur deux raisons autrement capitales, chacune déterminante et à présent insurmontables.
La première est, bien évidemment, que l’exclusion des femmes dans la distribution du rôle de l’officiant est devenu à proprement parler insupportable. Que les défenseurs les plus endurcis et les plus intraitables de cette exclusion s’épuisent à chercher et à produire des raisonnements censés la valider, rien ne viendra entamer notre certitude qu’aucun argument – théologique, exégétique, mémoriel ... – n’est plus à même, ne sera plus jamais à même, de nous faire entériner cette disqualification et cette radiation du féminin.
Guère plus qu’un revers de main suffit à écarter les justifications à prétention scripturaire forgées par les cléricatures pour légitimer leur masculinité séparative. Tant il est clair que la discrimination ainsi ciblée procède de la représentation névrotique dont s’est nourri, construit et modélisé le phantasme archaïque d’une impureté consubstantiellement attachée à la personne de la femme. Quelle autre origine attribuer, à profondeur égale, à l’invalidation cultuelle de ce féminin ?
La seconde, dont la radicalité renvoie probablement à très loin l’aboutissement, interpelle la disjonction qui consacre une caste sacerdotale au dessus du peuple des croyants. Quel sens donner en notre temps, et tout spécialement dans nos sociétés, à la perpétuation d’une ségrégation qui, à de rares exceptions près, réserve l’accomplissement des rites à un collège de prêtres ?
Dans le christianisme, les clercs institués ont reproduit la fonction et sont venus tenir la place des corps sacerdotaux existant dans les grands cultes païens et dont les dignitaires étaient seuls investis du pouvoir sacramentel, seuls habilités pour la célébration du sacré et de ses sacrifices. Et corrélativement seuls détenteurs et énonciateurs de la vérité sur les dieux.
On objectera que le Temple de Jérusalem, cœur et pivot du monothéisme juif, possédait ses lévites et Grands Prêtres : le peu d’affinités d’esprit (c’est le moins qu’on puisse en dire) entre ceux-ci et Jésus de Nazareth nuance toutefois singulièrement la force démonstrative d’un tel exemple... À l’instar de tout autre appareil, quelle cléricature s’avèrerait-elle susceptible d’accueillir une pensée neuve ?
Le « Vous ferez cela en mémoire de moi » s’adresse-t-il, par-dessus la tête des présents à la Cène, à des successeurs apostoliques, triés à l’avenir sur le volet, ou à tout le peuple de celles et ceux qui viendront, pour les siècles, suivre les paroles et s’inspirer, à leur mesure, de l’enseignement du Messie ?
Autre approche qu’est venue, celle-ci, nous ouvrir l’article de Jean-Marie Kohler, Convivialité dominicale et plus si affinité. En appelant, par un détour, ce questionnement : Si « l’Église n’a besoin d’aucun coffre-fort », a-t-elle celui de recruter des gardiens ? À quoi les employer spécifiquement, au juste, quand elle n’en appelle qu’à « des hommes et des femmes (qui) aspirent à la justice et à la bienveillance », et si elle mesure qu’elle n’est là que pour faire « luire l’aube de Pâques (et) pour actualiser la résurrection ici et maintenant » ?
« Nos retrouvailles dominicales »
Aux deux interpellations que l’on a rapprochées de l’article de Jean-Luc Lecat, celui-ci apporte une première piste de réponse. En appelant à ce « qu'on ne parle plus de " la messe " », en suggérant des dénominations substitutives.
Qui tournent toutes autour de l’idée de ‘’Rencontre’’, car aller à « la rencontre », c’est bien rejoindre, venir écouter, essayer d'entendre, tenter de comprendre et réagir sur des paroles ou des vies. C’est partager « des silences, des moments d'admiration, des instants de prière (et un) repas (...) ». Et c’est mettre « en commun (...) joies, peines, soucis, interrogations, projets et passions, espérances et découragements ... ».
Et toujours dans l’ordre du sentiment personnel, cette ‘’Rencontre’’ se rangerait pour moi en son entier dans une ‘’liturgie de la Parole’’. Inclus la donation du pain fractionné et de la coupe de vin – de quelle autre mémoire s’y agit-il, au moins en premier lieu, que de celle de paroles voulues ou devenues obscures pour que leur sens soit encore plus abyssal –, ou la reconstitution du récit du Lavement des pieds (si d’aventure on privilégiait la symbolique johannique). Les autres paroles, entre les invités à la rencontre, venant s’agréger à cette écoute et à ce mémorial et y prendre leur élan.
Pour juger si la parole ainsi partagée est féconde, si ces mises en paroles substituent à ‘’notre’’ messe la configuration spirituelle qui coche toutes les cases dessinées par Jean-Luc Lecat, serait-il critère plus probant que la venue à ce rendez-vous, outre des croyants de toutes dissidences, de non-croyants poussés par l’éveil d’une authentique curiosité intellectuelle, d’un appétit d’écouter, d’entendre, de comprendre et de réagir ? La Parole, les paroles de vie, effaçant ici les séparations entre le croire et le non-croire.
Et puisque le départ se fera toujours sur la notion d’Alliance, où juifs et chrétiens se rejoignent, ne serait-ce pas à celle-ci de désigner ce sur quoi se concentre la Rencontre : ‘’Rencontre de l’Alliance’’, voici qui ne fermerait aucune voie, interrogeant seulement sur l’existence de cette alliance et mettant en discussion celle de son initiateur – ou, plutôt, moins en discussion qu’en réflexion.
« L'Esprit peut passer »
À cette assemblée de l’écoute et du questionnement de la Parole, ne serait-ce pas, d’emblée, infliger un anachronisme doublé d’un contresens que de la placer sous la tutelle d’hommes d’église dont on se représenterait encore qu’un pouvoir distinctif leur a été conféré ? Que l’entrée dans leur état les a institués dans la possession sans partage du don, pour ne pas dire de la faculté magique, de transfigurer la parole et les gestes – une transfiguration dont une petite voix nous avait glissé, dès le temps des premières messes, que le plus noir pécheur, en un instant de grâce, participait à l’exercice universel de son épiphanie.
Le culte avait besoin de ministres. La ‘’Rencontre’’, parce qu’elle invite à une élévation vers le spirituel appelle pour sa part, comme tout parcours vers une très haute cime, vers les sommets les plus difficiles, l’appui d’une compagnie de guides. Faute desquels, à suivre la même comparaison, le risque le plus certain serait celui d’une chute, et en l’occurrence dans le littéralisme. Dans la profondeur et dans l’étendue des égarements, des aberrations, voire des perversions, que le littéralisme a pour effet de produire ou de nourrir : créationnisme ou parodies de pentecôte – également ajustés aux degrés ultimes de la surdité de l’intelligence du croire –, d’un côté, prétendus fondamentalismes/intégrismes, voués dans toutes les croyances à être possédés par la pulsion de prohiber et d’épurer, de l’autre, attestent ensemble que réduite à elle-même, « la lettre tue » – au figuré ou au propre.
À cette compagnie de guides, à la connaissance des matières de la théologie, des ressources de l’exégèse, de l’histoire comparée des religions qui en sera le critère d’accès, il reviendra de prévenir les mutilations du signifiant et du signifié et, à partir de là, d’accompagner les pensées et les intuitions dans les voies et sentiers propres à faire découvrir que « l’esprit vivifie ».
« La Lumière sur le chandelier »
Esquisser, comme il vient d’être entrepris, les traits de nos ‘’Rencontres de l’Alliance’’ ramène à l’article de Jean-Marie Kohler. En ce que l’essentiel y figure de l’intention en laquelle se forme et se projette la conception de ces colloques. En appendice, trop discrètement sans doute, et comme en conclusion d’une parabole, s’y énonce une « lumineuse espérance » qui recouvre cette intention. À savoir l’espérance « (d’une) communion avec l’immense foule anonyme des hommes de bonne volonté qui, avec ou sans religion, pratiquent l’Évangile. Par la grâce de Dieu, cette forme inédite de‘’ messe‘’ , à la fois moins et plus que bien des messes officielles, peut transfigurer les convives sans qu’il soit nécessaire de ‘’ transsubstantier les espèces ‘’ ».
Saisissante résurgence, entre les lignes, d’une approche spirituelle fort ancienne, celle des ’’Collegiants’’ de Hollande au XVIIe siècle (1) qui tenaient, en guise de culte régulier, des réunions de prière – les ‘’collèges’’ –où chacun avait la même liberté d’exposer l’Écriture. Aucune confession de foi n’y était utilisée, et la plus grande diversité d’opinions y était permise.
Leur mouvement a fini par s’éteindre. Mais avant cela, les ‘’Collegiants’’ avaient tenu une place non négligeable dans la diversité de la confrontation religieuse à leur alentour (2). Un temps aussi, ils avaient tissé, en proximité de pensée, des liens étroits avec les Quakers anglais (dont l’un des ministres prêcha dans leur collège). Des Quakers dont, à la même époque – coïncidence historique ou indice que l’Esprit sait jouer de plusieurs cartes à la fois... –, émanait la publication en Hollande de La Lumière sur le chandelier : un tract mystique anonyme qui soutenait l’idée que la Lumière de Dieu peut être trouvée en chaque individu, l’expérience personnelle du Divin étant le seul chemin authentique vers la vérité.
Une double mémoire qui amènerait peut-être à se demander si, tout bien considéré, redonner vie à cette appellation de Collège – dans une acception qui se référait à la première d’entre ces mémoires – n’apporterait pas un substitut au mot ‘’messe’’ dont les projections de sens seraient aussi éclairantes et rénovantes que celles qu’on a attachées au choix du terme de ‘’Rencontre‘’.
Ce n’est là, en fin de compte, qu’une hésitation entre deux nuances d’une même symbolique. En l’espèce de la réinvention de la messe à laquelle, chacun pour leur part,appellent Jean-Luc Lecat et Jean-Marie Kohler, les deux dénominations s’accordent également à l’enjeu. Qui n’est autre qu’une révolution dans la conception du croire, que cette sorte de retournement de la charge de la preuve en quoi cette révolution consiste : entrevoir qu’il n’est pas de vérité qui s’approche autrement que dans la pluralité des vues ce celles et de ceux qui la cherchent.
Une pluralité confiée à ces esprits et à ces cœurs qui se veulent emplis de la bonne volonté vers laquelle se tourne Jean-Marie Kohler. Et qui s’encouragent de l’indépassable espérance qui soutient l’aspiration spirituelle : « Tout ce qui monte converge ».
Didier Lévy
1.- Association, fondée en 1619 parmi les Arminiens et les Anabaptistes en Hollande. Leur principe était d’admettre à leur société toutes les personnes qui étaient disposés à reconnaître leur croyance dans la Bible comme une Écriture inspirée, et de la prendre comme un guide pour la vie chrétienne.
2.- Une relation d’estime et d’influence réciproques s’établit ainsi entre les Collegiants et Spinoza. À la fin du XVIIe siècle, les opinions de Spinoza exerçaient d’ailleurs une forte emprise sur eux.