Le « droit au blasphème »
Le «droit au blasphème» est à la mode, il a un petit côté «anar», et avec la caution du président de la République en sus, la tentation est grande d’en profiter. Mais qu’est-ce à dire ?
Nota bene insistant : Ce qui suit n’a rien à voir avec l’actualité du procès «Charlie». Parler de questions collatérales à un drame en cours d’examen pourrait laisser croire qu’on s’y implique. Ce n’est pas ici le propos. Doit-on pour autant s’interdire d’aborder les sujets afférents ? L’attentat contre le personnel de «Charlie Hebdo», ceux de Montrouge, de l’Hyper Cacher et tous les attentats contre les personnes sont sans excuses possibles, odieux, inacceptables et, au sens juridique : lourdement condamnables. Nous ne discuterons pas de l’opportunité ou non des caricatures. Nous voudrions inviter à une réflexion plus générale : 1° sur la notion de « droit au blasphème », 2° sur la pertinence de celui-ci dans son combat supposé contre la dangerosité des religions.
Plaçons-nous d’abord simplement sur le sens des mots. Un «droit» relève du Droit, c’est à dire de l’ensemble des règles légales organisant la vie en société et régissant les relations entre toutes les personnes. Sinon, il n’est qu’un privilège. Un exemple choisi volontairement «virtuel» : le «droit de cuissage», qui n’est qu’une légende, aurait été, s’il avait existé, un «privilège», c’est à dire un «droit» ne concernant qu’un particulier (le seigneur), et ne relevant pas du droit commun, qui est censément celui de notre République.
Le blasphème relève du religieux et ne concerne aucunement la loi civile dans notre pays laïc, qui l’a heureusement dépénalisé. Quand on en parle, doit-on dire «droit à…» ou «droit de…» ? Dans le premier cas, il s’agit de quelque chose que l’on reçoit (comme le salaire pour un travailleur), dont on peut disposer. Dans le second, on suggère plutôt une possibilité de dire ou de faire. Le distinguo est plus qu’un ergotage lexical.
Rapprocher le blasphème du droit, légitime, de critiquer les religions semble actuellement problématique. Si on est incroyant, hostile aux religions (ne retenons même pas le cas d’une aversion obsessionnelle à une religion particulière, qui relèverait d’une «-phobie»), on doit essayer, pour être efficient, de démontrer que ce qu’elles prétendent est faux, injuste, dangereux. Cela demande des arguments et un raisonnement, sinon cela reviendrait à une attaque gratuite et vaine, même sous couvert d’humour.
Le blasphème est défini comme une insulte à la divinité, à la religion.Quand on n’y croit pas cela peut sembler anodin : on ne porte injure, après tout, qu’à quelque chose qui n’existe pas. Mais faire semblant de le distinguer d’une insulte à l’égard de personnes, acte poursuivi par la loi, n’est pas exempt d’une certaine hypocrisie, car pour beaucoup de femmes et d’hommes sincèrement religieux, une attaque contre le Dieu auquel ils croient, et qui s’inscrit parfois au cœur de leur vie, est bien ressenti comme une agression personnelle. Cela pourrait être vrai aussi bien pour des chrétiens ou des bouddhistes, même s’ils ne provoquent pas d’attentats sous nos climats. Ce constat, sans doute difficile à accepter, voire à comprendre, est un donné du réel. En outre, en tenir compte peut relever du respect de l’autre, dans le cadre de ce «vivre ensemble» qu’on ne cesse de prétendre attendre et espérer.
Inutile de préciser que, même considéré comme inacceptable par certains, le blasphème ne justifie jamais un crime en retour, ni n’oblige à croire à la spontanéité des réactions violentes provoquées, de fait politiquement manipulées. Souvenons-nous des mouvements de foules immenses et délirantes (avec des destructions, des assassinats contre des chrétiens en pays d’Islam), quelques heures seulement après le discours de Benoît XVI à Ratisbonne, le 12 septembre 2006, parce qu’il avait cité l’empereur Manuel II Paléologue considérant l’Islam comme belliqueux. Pourtant, l’empereur de Byzance avait quelque raison de le penser puisque Constantinople était alors assiégé par les Ottomans. En outre, les excès commis au XXIe siècle justifieraient des remarques motivées faites au XVe.
Inversement, les réserves énoncées ci-dessus n’en appellent ni à l’autocensure, ni, encore moins, à la censure, mais permettent de poser en vérité une question simplette quoique majeure : le blasphème est-il utile ? Est-ce qu’un pamphlet (ou une caricature !) permet de faire régresser la dangerosité suspectée des religions ? Que nenni. Les «victimes» de ces «attaques» se confortent dans l’idée qu’il leur faut défendre becs et ongles leurs croyances mises en cause à leurs yeux, mais non «déconstruites» rationnellement. Il est vrai que l’on peut craindre, hélas, que même rationnelles les critiques ne soient pas bien accueillies, ni même comprises.
Le blasphème apparaît aujourd’hui sinon comme un dû, qu’on pourrait revendiquer comme on le ferait pour défendre la dignité des personnes. Il reste du moins un acte «autorisé», puisque ce que la loi n’interdit pas devient ipso facto permis (article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948). Ce qu’il faut craindre, cependant, dans le climat de surenchère concernant la «liberté d’expression», c’est que ce «droit» dérape en «devoir». Interrogation annexe : la généralisation de ce droit est-elle souhaitable ? Comme dit Paul de Tarse: «Tout est permis, mais tout n'est pas utile» (1 Cor 6,12 et 10,23). Dans un pays soumis à tant d’épreuves, où les «séparatismes» menacent, quand les camps se barricadent, ces débats sont-ils les plus urgents ?
Le blasphème est devenu symbole , la pierre de touche de la «liberté d’expression» 1.On peut être un farouche partisan de celle-ci, signer conséquemment tout appel à la soutenir, avec une seule restriction («constitutionnelle») : toute liberté n’est pas indépendante de celle d’autrui. L’article 4 de la DDH de 1789, sur laquelle tous les libertaires s’appuient sans cesse, ne dit-il pas : «La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi» ?
Si des revendications religieuses se trouvent hors la loi républicaine, contre l’unité de la Nation, et il y en a, il serait plus pressé, nécessaire, impératif de les refuser plus fermement, voire de les combattre réellement, plutôt que de les chatouiller. Agissons d’abord pour pérenniser la paix publique. Le bon sens y obligerait,. Il est censément universel, mais, comme disait un ami, complétant avec humour la première phrase du «Discours de la Méthode» de Descartes : «Le bons sens est la chose du monde la mieux partagée…» : « c’est pour cela que chacun en a si peu».
Marc Delîle
1. A propos de la liberté d’expression, pourquoi ses partisans, qui la prétendent absolue, s’obstinent-ils à vouloir la refuser à leurs adversaires. Si elle est «absolue», elle ne connaît aucunes limites , et on ne devrait plus chercher à «corriger» les œuvres anciennes, rejeter certains auteurs, ou vouloir interdire les médias à des personnages, fussent-ils provocants, qui ne sont pas dans le «politiquement correct» actuel, lequel peut changer. Ce serait un tout autre article !