Invitation à « l’étonnement »
La plupart des analyses qui se proposent d’ouvrir des chemins pour sortir de la crise majeure que connaissent nos sociétés soulignent l’importance capitale d’un renouveau de la formation et de l’éducation. Aujourd’hui, nous vivons un certain divorce entre les savoirs, l’action et les projets de vie. L’utopie scientiste avait cru parvenir à la pacification des sujets dans la société par le ralliement de tous à des savoirs communs. Mais les crises à répétition du système éducatif, comme les débats d’experts à propos de la pandémie qui bouscule la planète, nous confrontent, à la nécessité de repenser radicalement le rapport aux sciences. Ce qui est en cause, c’est la capacité des êtres humains, non plus seulement de s’adapter à de nouvelles technologies, mais de faire face dans leur vie personnelle, professionnelle, citoyenne à des écroulements de ce qui était tenu pour évidence. La violence croissante dans les collèges et lycées comme l’atonie de certains stages parkings pour chômeurs témoignent de l’urgence de cette question.
En 2012 Michel Serres publiait un petit livre particulièrement pertinent sur les nouveaux défis de l'éducationintitulé : Petite Poucette (1). À ses yeux, faute d’analyser les mutations radicales que connaissent nos sociétés, des réformes du système éducatif se succèdent sans grand effet. « Enseignant pendant quarante ans sous à peu près toutes les latitudes du monde, j’ai subi, j’ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia comme les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu’ils cherchent à consolider ». Cette incapacité de prendre en compte les ruptures dans le rapport au savoir tient à ce que les principaux responsables de ces réformes habitent des institutions qui, selon Michel Serres, « luisent d’un éclat qui ressemble à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps ».
Nous pensions que le chemin vers le réel résulte d'une accumulation de dispositifs et de savoirs, alors qu'il s'agit d'une succession de crises. Ce qui se joue, c'est la capacité d'être sujet et d'être acteur dans une société où il y a de plus en plus d'évolutions difficiles. Or, comme le remarque Michel Serres, les jeunes d’aujourd’hui « sont formatés par les médias diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels (…) Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d’une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université ».
Pour Michel Serres, nous vivons une période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; comparable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisque en même temps que ces techniques mutent, « le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, l’être-au-monde lui-même, les métiers, l’espace, l’habitat ». Pour lui, face à ces mutations il convient « d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets. Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? J’accuse les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, comme moi, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils ne virent pas venir le contemporain ».
Depuis Socrate, nous savons que toute philosophie authentique commence par l’étonnement. Nous sommes appelés à une conversion du regard que nous portons sur le monde comme nous y invite le poète René Char : « Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi » (2).
Bernard Ginisty
(1) Michel SERRES (1930-2018), Petite Poucette, éditions Le Pommier, 2012, 84 p.
(2) René CHAR (1907-1988), Les Matinaux, Œuvres complètes, La Pléiade, éditions Gallimard, 1983, p. 329.