La Résurrection – Un essai de compréhension 4. Historicité et réalité
Cet article constitue la dernière partie de l’étude de Marc Durand dont les autres éléments sont en ligne : 1. Introduction, 2. Sous l’horizon de la Promesse et 3. Sous l'horizon eschatologique
Historicité et réalité
Nous étudions comment l’histoire moderne ne peut prendre en compte l’événement de la Résurrection, que ce soit l’histoire associée aux différentes cultures ou populations, ou l’Histoire(1), qui est une réflexion philosophique sur les événements. Nous tenons aussi à maintenir la réalité de l’événement sans nous limiter à celle d’une simple expression de la foi des premiers témoins.
Il nous faut donc ouvrir notre conception de l’Histoire pour appeler à une Histoire eschatologique qui a été ouverte par la Résurrection du Christ et change radicalement notre vision des événements.
Cette Histoire doit entrer en dialogue, conflit aussi, avec l’Histoire de l’humanité. Elle nous engage.
Est-il ressuscité ? Sous quel mode d’être le comprendre ? Réalité historiquement accessible ? Réalité définie par l’histoire des représentations ? Réalité qui touche notre propre existence ? Ou nos désirs et espoirs ? Quel est le lieu de la question, question que nous sommes nous-mêmes avec notre propre réalité ? À partir de quelle situation s’interroge-t-on ?
Une des raisons de croire est bien évidemment la fiabilité des témoins qui ont donné leur vie pour témoigner. Reste à comprendre ce dont ils ont témoigné. Les témoins n’annoncent pas ce qu’ils croient mais ce dont ils ont eu connaissance. Ils ont relaté un événement dont la réalité se situait pour eux en dehors de leur propre conscience. Il ne s’agit pas d’une certitude personnelle mais de l’affirmation : « il est certain que ». Il faut poser la question de la réalité de l’événement dont ils rendent compte. « Ce qui fournit la justification de leurs affirmations, ce n’est pas leur propre foi, ni non plus l’exigence de la foi ou l’offre de la foi qu’ils joignent à leur prédication. On aliènerait les textes de Pâques de leur intention propre si l’on cherchait le sens de ces affirmations uniquement dans la naissance de la foi » (TE)*. La réalité qu’ils rapportent est la glorification de Jésus en Christ avec la mission de ramener tous les hommes dans la vie de Dieu, glorification initiée sur la Croix.
Nous avons une autre raison de considérer comme réel (non pas au sens matériel de la chose) ce qu’ils affirment : notre propre expérience de la promesse, notre compréhension de la révélation nous assurent que la « glorification » de Jésus appelé à être Christ, est en cohérence avec ce que nous avons reçu. C’est à travers notre propre pratique du suivre Jésus, ici et maintenant, dans nos engagements terrestres, que nous découvrons l’œuvre de l’Esprit en nous et dans le monde, et pouvons-nous alors recevoir ce que croient les disciples. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut poser la question de la réalité historique de l’événement.
La forme historique pose la question de ce qui est historiquement possible (au sens moderne de l’histoire) alors que les textes de l’époque de Jésus considèrent que ce qui est historiquement possible est ce qui est possible à Dieu. Chaque histoire est liée à ceux qui la font, leur milieu culturel, leurs intérêts. Mais au-delà de cela il existe différentes façons d’aborder ces histoires parcellaires, tout historien développe une « philosophie de l’Histoire » (Histoire comme « geschischte » en allemand, et non comme « historie »). La compréhension historique moderne est analogique : à la base de tout fait historique se trouve un fond de similitude, et les événements sont compris comme des manifestations de ce noyau de similitude. Dans ce contexte, l’événement Résurrection ne se laisse pas saisir, il est hors-champ car unique, sans comparaison possible avec quoi que ce soit.
La compréhension historique est fondée sur un noyau métaphysique. L’Histoire faite par Marx n’est pas celle de Michelet. L’Histoire conçue par les Romantiques est fondée sur un panthéisme, existe aussi une conception « mécaniste » de l’Histoire qui est fondée sur un système clos de rationalité. Depuis deux siècles la vraisemblance historique est conditionnée par la rationalité, l’intégration dans une fabrication de l’histoire. Dans la question moderne de l’historicité, le véritable sujet de l’histoire est anthropocentrique, alors que pour les apôtres la question était de savoir si Dieu pouvait ressusciter Jésus selon ses promesses.
Dans ce contexte la Résurrection de Jésus est une affirmation historiquement impossible, dépourvue de signification. Les retours en arrière sur l’événement à la lumière de l’historicité moderne ne conduisent ni à l’affirmation ni à la négation de la Résurrection. Le théologien ne peut postuler pour des raisons dogmatiques des affirmations historiques, mais il ne doit pas pour autant quitter le terrain de l’histoire. La question de l’historicité de la Résurrection se trouve sous un horizon différent, dans une autre lumière. Elle met en question l’expérience de l’Histoire de celui qui s’interroge. « La question de l’historicité de la Résurrection du Christ s’augmente ainsi du caractère problématique de l’approche historique de l’Histoire en général » (TE).
Autre difficulté : le monde dans lequel se construit l’Histoire, notre monde. Par méthode l’histoire est athée, on ne fait pas intervenir une divinité pour expliquer des événements et on ignore les interventions supposées d’une divinité. Mais il y a plus profond. Notre monde est celui de la « mort de Dieu », fondement de notre expérience actuelle. Que l’on considère la réalité de la Résurrection dans l’histoire, dans notre existence ou nos espoirs (notre utopie), nous sommes dans un régime « a-théïste » dans lequel Dieu est superflu. Tant qu’on considère un Dieu connu par l’histoire ou par notre existence humaine, l’annonce de la Résurrection de Jésus par Dieu est devenue superflue.
La mort de Dieu est une universalisation du Vendredi Saint, l’abandon de Dieu par lui-même. Le monde considère cet abîme du néant où sombre tout être, sauf à reprendre le processus dialectique de la révélation de Dieu qui est passé par la Croix pour aboutir à la Résurrection. Le monde « a-théïste » refuse ce processus dialectique. Ou encore c’est l’homme qui a tué Dieu pour prendre sa place : « Tous les dieux sont morts : nous voulons maintenant que vive le surhomme » proclame Zarathoustra. La foi Chrétienne se dresse sur ce fond d’incroyance qu’elle doit surmonter.
« Le Dieu qui se révèle comme le même dans l’événement de la Croix et de la Résurrection, c’est le Dieu qui se révèle en contradiction avec lui-même : au sortir de la nuit de la mort de Dieu sur la Croix […], dans la négation de la négation, comme le Dieu de la promesse, comme le Dieu qui vient » (TE). La Croix définit une ouverture eschatologique qui reste ouverte à l’avenir de Dieu et l’anéantissement de la mort. En ce sens elle est en contradiction avec notre monde.
Ainsi la théologie ne peut pas penser dans ce contexte du monde. La réalité de la Résurrection ne se laisse pas saisir par l’histoire, qui inversement ne se laisse pas saisir par la démarche théologique. On se trouve devant une aporie dont il faut bien sortir. Il ne peut être question de se replier sur l’historicité des annonces de la Résurrection, laissant en suspens la réalité de ce qui est annoncé. Il semble que ce soit la position de Bultman qui a écrit « Il nous est simplement demandé si nous croyons que Dieu agit là, comme eux-mêmes le croient et comme l’affirme la prédication » (In Theologische Literaturzeitung, 1940, cité par J. Moltmann). Un tel renoncement n’est pas satisfaisant. Il nous faut chercher des voies nouvelles pour élargir les méthodes historiques qui dépassent la méthode analogique et le noyau métaphysique de la fabrication de l’histoire.
Un premier pas serait une méthode se défaisant de l’exigence d’un noyau de similitude pour faire advenir ce qui n’a jamais existé. On ouvrirait là une catégorie de la contingence, qui donne accès au dissemblable et à l’individuel. Mais nous devons aller au-delà de cette catégorie pour avoir accès au théologique, il nous faut ouvrir la catégorie de l’attente, la catégorie eschatologique. Alors l’univers historique lui-même apparaît comme contingent, nouveauté eschatologique de la Résurrection. « La Résurrection du Christ ne représente pas un processus historique de l’histoire du monde, mais le procès eschatologique de l’histoire du monde »(TE).
On atteint là une nouvelle conception de l’Histoire dont la Résurrection du Christ d’entre les morts soit la présupposition. « En conflit avec d’autres notions de l’histoire, on devra alors développer un ‘intellectus fidei resurrectionis’ qui rende capable de parler ‘chrétiennement‘ de Dieu, de l’histoire, de la nature » (TE). La Résurrection institue une Histoire, en analogie avec ce qui doit venir pour toutes choses. En montrant la voie à un événement à venir, elle institue une Histoire. La Résurrection ne peut plus s’expliciter en un lieu où les dieux se taisent (dans la science et dans l’histoire). Dans le cadre d’une métaphysique de la subjectivité, elle peut parler d’une foi pascale, et la Résurrection de Jésus en est alors une expression (dépassable).
Mais dans ce cas sommes-nous en train de définir une Histoire pour les Chrétiens comme il y en aurait une pour les Juifs, une pour tel ou tel groupe ethnique ? Nous serions confinés dans le ghetto Église, et nous n’aurions rien à annoncer au monde. Loin de là, nous proposons une Histoire dans la catégorie eschatologique qui reprend à son compte toute l’histoire déjà là et à venir.
La théologie affirme la Résurrection au-delà d’une expression de la foi, et se trouve en procès avec d’autres conceptions de l’histoire et en conflit quant à la réalité de la Résurrection. C’est une lutte actuelle pour l’avenir de l’Histoire, pour les moyens de connaître, d’espérer et de travailler à cet avenir. La Résurrection est ainsi historique sous l’horizon de l’Histoire eschatologique, il est vain de chercher son historicité dans la notion ordinaire de l’histoire, qui, par essence, ne peut pas atteindre un tel événement.
Le débat n’est donc pas uniquement historique. Il engage celui qui pose la question de la réalité : que doit-il faire ? Que peut-il espérer ? Quel horizon d’avenir ?
La réalité de la Résurrection n’est pas sa matérialité. Les Évangélistes ont témoigné de visions en usant du langage apocalyptique juif déjà dynamité par Jésus (en le libérant de la Loi et en remplaçant son centre qui était la Torah par sa présence de Crucifié et Ressuscité). Ils ont annoncé le salut sous un horizon eschatologique qui ouvre l’Histoire de l’avenir de Dieu parmi nous et à partir duquel doit être relue toute l’histoire passée et présente.
Cette réalité n’annule pas la Croix mais au contraire l’illumine. C’est le Crucifié, homme parmi les hommes, qui a été ressuscité, c’est-à-dire est entré dans l’a-venir de Dieu, avec pour mission de rassembler l’humanité, mission qu’il a transmise à ses disciples : la vision qu’il leur a fournie de ses apparitions est intrinsèquement liée à son envoi dans le monde pour œuvrer à ce salut. Mais ce salut passe aussi par nous qui ne sommes pas dispensés de la Croix. C’est à travers notre pratique que nous pouvons découvrir la révélation qui nous est faite. Notre foi est d’abord un « suivre » qui nous engage, et non une croyance en des faits qui évidemment ne sont pas avérés dans la forme présentée mais dont le récit nous annonce le salut en Jésus-Christ.
Marc Durand
* Dans cette dernière partie, toutes les citations renvoient à la Théologie de l’espérance de J. Moltmann (= TE), Paris, éd. du Cerf, 1983.
(1) Le mot « histoire » peut se décomposer en deux significations (deux seulement pour simplifier). Histoire, avec un grand « H » désigne ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’histoire, les faits historiques sont des événements qu’il faut comprendre et situer, ce sens correspond à l’allemand « Geschichte » (« geschenis » : événement). Avec un petit « h », il s’agit de la science historique, de l’histoire comme objet de science, qui correspond au terme allemand « Historie ».