Deux ouvrages de Dominique Collin « Le Christianisme n’existe pas encore » et « L'Évangile inouï »
Dominique Collin, théologien dominicain, est aumônier d’étudiants à l’université de Louvain. Il a publié aux édition Salvator en 2018 Le christianisme n’existe pas encore, et L’Évangile inouï en 2019, deux livres peu épais, mais denses, abordant des sujets importants et actuels : déclin de l’institution Église, Évangile et Église, foi et croyance… Sa pensée présente deux versants : un versant critique de la situation actuelle, et une ouverture positive sur l’avenir. Il ne s’agit pas ici de résumer ces deux livres dans leur exhaustivité, mais de relever les points qui m’ont semblé marquants, surtout dans « l’Évangile inouï », non seulement au niveau du savoir, mais aussi de l’incidence sur la vie concrète (1).
Le christianisme n’existe pas encore
Ce titre provoquant n’est pas pour l’auteur synonyme de « le Christianisme n’existe pas ou n’existera plus » (2). Au contraire, ce que nous vivons peut être une chance pour la « christianité » à condition de retrouver l’inouï de l’Évangile. Sans cette conversion radicale, on peut passer, du moins en Europe, du « christianisme n’existe pas encore » au « christianisme n’existera plus ».
En Europe le christianisme est en voie de disparition. Il devient « inexistant », « insignifiant » au sens où il n’a « plus de sens » et n’oriente plus la vie de la majorité des gens. Avec d’autres théologiens ou sociologues (3) il en relève des signes nombreux : les églises se vident, les vocations sacerdotales se font de plus en plus rares. Beaucoup de pratiquants quittent l’Église sur la pointe des pieds (4), ceux qui restent s’ennuient dans les célébrations. Comment en est-on arrivé là ?
Depuis le XVIIIe siècle, le développement de la raison par les sciences et techniques s’est fait en opposition avec la foi, ce qui n’était pas le cas auparavant. En même temps que le scientisme aujourd’hui présent dans les recherches sur « l’homme augmenté », le relativisme, le scepticisme et l’individualisme se sont développés avec ce que Françoise Dolto appelait le « de-vivre ». Ce « de-vivre » ne signifie pas la mort, mais l’inverse de vivre : traîner sa vie, être des « morts vivants ». Après le bel optimisme du XIXe et la confiance dans le progrès, sévit actuellement un désespoir latent, bien compréhensible pour des gens de plus en plus nombreux qui vivent des situations sans issues. Beaucoup ne croient plus en l’avenir, asphyxiés par la consommation, dans une vie qui n’a plus de sens et où l’on s’ennuie. Certains courants sont heureusement beaucoup plus positifs.
À ces défis, l’Église a longtemps réagi par voie autoritaire en affirmant des dogmes (l’infaillibilité pontificale, l’Immaculée Conception) auxquels les croyants doivent croire, non plus à cause de la force d’une vérité dynamique qui fait vivre, mais par ce qu’une autorité l’impose. D. Collin décèle une racine plus profonde à ce désenchantement : progressivement la foi en Jésus-Christ, vécue à l'origine par les communautés vivantes comme un jaillissement de vie, est devenue une institution rigide régie par des dogmes et des croyances. Il développe certains aspects intéressants distinguant foi et croyance et justifiant pourquoi « le christianisme n’existe pas encore ».
Aujourd’hui, trois attitudes peuvent se déceler chez les catholiques : rêver d’un retour au passé, s’adapter au monde présent (la voie conciliaire), entendre l’inouï de l’évangile, c’est la voie que choisit D. Collin.
L’Évangile inouï
Ce livre est un hymne à l’Évangile qu’il met en musique selon trois temps : L’Évangile est Parole de la Vie, il est livre de la Vie, il esquisse la vie selon l’Évangile.
L’Évangile inouï est Parole de Vie
Comment contrecarrer l’évanouissement de la chrétienté ? La situation actuelle peut être une opportunité (un kairos) en retrouvant la force de l’Évangile, cette parole vitale pour le monde d’aujourd’hui. Car l’Évangile n’est pas un livre qui contient des dogmes, ni des informations sur Jésus ou sur Dieu, ni un livre de morale. C’est « la Parole de la Vie ».
Si l’Évangile n’a rien à voir avec le bonheur des hommes, s’il ne concerne pas leur vie concrète, leur naissance et leur mort, il ne présente aucun intérêt, il est « insignifiant, inexistant ». Or la première épître de Jean (1 Jn 1, 1) parle du « Verbe de Vie », de « Parole de la vie » (5). Ce que nos mains ont touché du verbe de Vie… Collin risque « cette proposition inouïe : l’Évangile est ce Logos, cette parole, cette pensée neuves qui pourraient rendre raison à la raison étroite devenue folle » (p.10).
Cette bonne nouvelle est d’abord l’expérience faite par Jésus lui-même. Au début de sa vie publique cet homme s’entend dire par celui qu’il nomme son Père : « tu es mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon amour » (Mc 1,11). Cette parole inouïe, l’offre inconditionnelle d’un amour absolument gratuit, l’a tellement secoué qu’il a dû partir au désert pour l’assimiler. Pendant quarante jours, il va intérioriser cette filiation. Toute sa vie publique sera une façon de vivre et de répondre à cet appel du Père. Désormais le fil conducteur de son existence sera son amour pour son Père et ses frères, notamment les plus malades, les exclus de la société, pour leur redonner confiance dans leur vie (6). À sa suite, ses apôtres feront la même expérience : rendus vivants par cet amour de Jésus, ils feront, selon Paul, l’expérience d’être configurés au Christ et donc à la source, à l’amour du Père. Tous, ils donneront leur vie par amour du Christ et de leurs frères. Tous les hommes sont appelés à entendre aujourd’hui cet appel : « tu es mon fils bien aimé », « tu as du prix à mes yeux, ta vie n’est pas absurde ».
Accueillir la Bonne Nouvelle de l’Évangile, c’est se convertir, c’est accueillir la vie (7). Mais cela demande une conversion radicale, celle de passer du « moi je » au « Soi ». Dans le « moi je », l’homme est naturellement replié sur lui-même, particulièrement dans cette période individualiste où le « je » ne veut dépendre de personne, n’être limité par rien ; « vivre ma vie » est le leitmotiv du bien-pensant actuel. L’homme moderne est pris entre la surenchère du moi, l’enflure de l’ego, et la dépréciation masochiste du « je suis nul » : car vivre fermé sur son ego est une impasse alors que chacun est appelé à l’ouverture radicale, à l’Amour.
Au « moi je », Collin oppose « le Soi », celui qui rencontre l’Autre, ce Soi qu’a été en plénitude Jésus. Cette partie, la plus intime de nous-mêmes, ne s’acquiert pas à la force de nos poignets, mais est le fruit d’un don, un don du Père (ce que Paul appelle la grâce). « Le Christ est le véritable « Je – Soi » qui est l’avenir de tout être humain : « Voici ce témoignage : Dieu nous a donné la Vie Vivante et cette Vie est en son Fils. Qui a le Fils, a la Vie ; qui n’a pas le Fils de Dieu n’a pas la Vie » (1 Jn 5, 11-12) » (p. 71). Quand Jésus dit au paralytique : « lève-toi », il lui dit en fait : « fais confiance à la Vie, fais-moi confiance ». Le message de l’Évangile proclame que chacun de nous est appelé à accueillir ce don qui fera de nous un Soi. « La foi est le moteur de l’existence quand suspendue à la possibilité de sombrer dans l’inexistence, elle ose se fier à l’autre » (p. 49).
La foi est le vrai remède au « de-vivre » et nous fait entrer dans un monde de la gratuité, où ce qui compte vraiment ne compte pas. En témoigne « une femme » en « claquant » son argent dans un parfum au prix exorbitant, lors de l’onction de Béthanie (Mc 14,3-9). L’homme seul ne peut sortir de cette avidité du « moi-je » ; mais ce qui est impossible aux hommes, est possible à Dieu seul. Tel est l’inouï de la Bonne Nouvelle apportée par Jésus Christ : la vérité de la vie est de partager sans rien garder pour soi comme fils de Dieu. Car Dieu est pure gratuité. L’Évangile ne se résout pas au non-sens d’une vie condamnée à l’absurde.
Ressusciter, c’est être assimilé à la mort du Christ ressuscité. Cela veut dire se réveiller, à l’appel de la foi, d’une vie de somnambule.
L’Évangile est le livre de la Vie
D. Collin a des pages très fortes sur l’Église, comme parole parlante (p. 63 ss). Celle-ci témoigne de la Vie : « le témoin n’atteste pas de l’objectivité d’un fait, mais des effets de l’événement en lui. Le témoignage au sens le plus vrai du terme, c’est le témoin lui-même. Il témoigne de ce qui l’a dessaisi : un amour inconditionné qui donne de croire, d’espérer et d’aimer. L’inouï de l’Évangile est qu’il donne à reconnaître qu’ici parle la saveur de la vie. L’Écriture rend le lecteur contemporain de la parole de vie dont il est le témoignage par écrit » (p. 78).
Pour en comprendre le sens, D. Collin reprend les différents niveaux de sens distingués par les Pères : littéral et symbolique. Le littéral est essentiel, mais risque d’enfermer dans la lettre et de ne plus entendre la parole qui l’anime. Le symbolique cherche l’Esprit, avec le risque d’opérer « le tri sélectif des évangiles ». Le lecteur a tendance à rejeter tout ce qui le gêne. Le sens métaphorique unit le sens littéral au symbolique et « entend l’inouï dont ils sont l’écriture » (p. 81). Nicodème (Jn 3, 3) nous donne un exemple parfait de cette difficulté d’interpréter l’Écriture : il reste bloqué sur « naître de nouveau » pris au sens littéral. Or « naître » ici, signifie « s’originer en l’Autre, la possibilité à tout âge d’un nouveau commencement, car personne n’est sa propre origine mais s’origine dans un Autre ». De même, lors des Noces de Cana, l’eau, transformée en vin, « ébranlée dans son identité, fait entendre la vocation prophétique de toute réalité : ne pas rester enfermée sur elle-même, mais devenir autre que soi » (p. 87-88). Pour l’eau, c’est un appel à devenir cette eau jaillissante en vie vivante (Jn 4, 14).
« La Parole de Dieu dit l’inouï de la parole humaine » (p. 89). Si la parole humaine peut être accueillie comme Parole de Dieu, c’est parce qu’elle est une dimension de celle-là. Si la parole fait advenir du possible, on dira qu’elle est Parole de Dieu. Pour cela il faut que la parole humaine soit une parole parlante et pas seulement parlée. Nous avons probablement tous fait dans la vie l'expérience d'une parole d'homme ou de femme ou d’une religion qui nous a bouleversés, décalés, décoïncidés ». Si cette parole nous a tant "bougés", c'est qu'elle était à sa façon un écho de la parole vivante évangélique. L’Évangile n’est pas là pour nous enseigner une doctrine, même si plus tard il a été phagocyté par la doctrine, pour devenir un « prêt à croire ». « Quand Jésus nous parle de son rapport à son Père, ce n’est pas pour nous apprendre quelque chose sur Dieu, mais pour nous introduire dans ce même rapport » (p. 97). La doctrine, c’est la désactivation de l’inouï de l’Évangile, en nous transférant dans un savoir qui nous laisse la maîtrise.
Avec l’écoute, la parabole est l’arme secrète de l’Évangile : elle nous déloge, nous déplace de nos savoirs, de notre « moi-je ». Elle n’a rien à nous apprendre, mais nous pousse à désapprendre, pour nous transporter dans une autre logique de vie, pour mettre à jour ce qui est caché. Ainsi dans la parabole du bon Samaritain, le jeune homme riche attend qu’à sa question : « Qui est mon prochain ? » Jésus réponde « les pauvres, les immigrés… ». C’est si facile d’aimer le « prochain » en général, les migrants, les exclus, idéalement, sans que cela ne change concrètement ma vie. Jésus déplace la question : de qui ai-je été réellement proche ? de qui me suis-je conduit comme prochain ? impossible de rester dans un général abstrait. L’Évangile parle à l’intime : l’endurcissement du cœur, voilà ce qui empêche d’entendre l’inouï de l’Évangile. Le repliement du cœur, c’est la possibilité de se mettre à l’abri, par peur d’entendre une parole qui invite à sortir de ses ornières, de laisser le moi se scléroser sur lui-même. Alors que la sortie de soi ne peut se faire que par la rencontre de l’Autre.
La parabole permet de parler de choses impossibles à dire, des choses sans lesquelles il n’est pas possible de vivre vraiment la Vie Vivante, l’Autre et le Soi. Comprendre la parole signifie être compris par elle, la parole de la vie, mieux que les autres ne me comprennent, mieux que nous nous comprenons nous-mêmes. « Car la parole dont est fait le texte est la même qui m’a engendré comme Soi. « De son propre désir, [Dieu] nous a engendrés par sa parole de vérité » (Jacques 1,18) ». Quand nous lisons par la foi un passage des Écritures, nous sommes mis en présence de notre propre acte de naissance… comme un révélateur photographique, le livre des écritures devient pour le lecteur le miroir d’un autre livre, « le livre de Vie » (Ap 20, 12) (p. 113-114), comme si l’auditeur se voyait devant Dieu. Alors il ne se contente plus de le lire, mais il entend le défi d’exister. Alors peut jaillir « une lumière nouvelle [qui] me fait voir ce qui, jusque-là, était obscurci, la possibilité d’exister autrement, de vivre vraiment. Il y a là l’expérience d’une joie nouvelle » (p. 116).
L’Évangile n’est pas d’abord un contenu, mais une reprise de la Parole d’origine, celle qui est dite au commencement, et dont il faut toujours réentendre l’inouï : à notre origine est un amour absolument inconditionné, l’amour réciproque du Père et du Fils qui nous appelle à la Vie. « C’est au moment où le fils de l’homme vit la déprise de sa propre vie que se révèle le plus clairement son identité profonde, il est Soi. Il peut dire en vérité « je suis » parce qu’il ne vit pas pour lui-même (pour son « moi ») mais parce qu’il reçoit le Soi qu’il est, de celui qui en est la source […] [Le] Père est la métaphore pour dire celui qui aime l’Autre de manière inconditionnée. Être « Fils » dit, de manière métaphorique, la Vie en tant qu’elle a le pouvoir de se dessaisir d’elle-même et le pouvoir de se reprendre » (p. 120).
La décision de conversion à la Vie ne peut venir que de soi ; pourtant elle ne nous viendrait peut être pas à l’esprit si nous n’avions pas entendu l’Évangile qui nous « somme d’exister ». C’est une parole qui t’appelle à vivre : « fais cela et tu auras la vie (Lc 10, 28) ». « Choisis la Vie car la Vie t’a élu » (p. 132).
La Vie selon l’Évangile
Dans cette dernière partie, Dominique Collin développe, avec beaucoup de conviction, la vie selon l’Évangile. Ces pages chantent comme un hymne de Paul à l’amour dans 1 Cor 13) et rappellent les poèmes à la tendresse et à l’Agapé de Maurice Bellet. Plus ici qu’ailleurs, il ne s’agit pas d’un contenu logiquement ordonné pour ouvrir à un savoir, mais d’une évocation souvent lyrique et poétique de ce que peut être cette nouvelle vie. Il n’est pas possible d’en faire une description exhaustive, mais simplement de relever certains aspects qui m’auront davantage marqué, pour inciter le lecteur à s’affronter personnellement au livre.
À la différence de la morale qui est de faire voir ce qui cache la vérité, la force de l’Évangile est de la révéler. « L’Évangile, comme le scalpel du chirurgien, coupe les chairs nécrosées du « moi » et libère le Soi. Car « l'Évangile est un acte qui fait vivre de Vie vivante et non plus d’un présent sans présence. Du même coup, il révèle la figure du menteur et du père du mensonge de nos vies, sans nous culpabiliser par le péché. Celui-ci étymologiquement signifie « manquer la cible » (8). Ces ratages sont inévitables dans une vie en devenir . Le péché est l’occasion ratée de se faire le prochain de l’autre . Ils sont signes d’une autosuffisance, mais peut l’être aussi d’une volonté d’avancer (9). Le péché est « rien » : il n’existe, si j’ose dire que dans l’acte qui en délivre » (p. 140).
Savoir que l’on est aimé d’un amour sans raison, inconditionnel, peut transfigurer la tristesse en joie, quelle qu’ait pu être notre vie. L’amour « enlève le besoin de se pousser comme celui de se rabaisser, le besoin de se valoriser comme celui de se condamner, il nous libère aussi du besoin maladif de dévaloriser les autres pour mieux se hausser à leurs dépens » (p. 143). Cet amour que Paul appelle la grâce peut ouvrir en nous un désir d'infini et détruire à la racine cette convoitise qui nous ronge. « La Vie ne se convoite pas, elle se désire » (p. 148). « Nous nous aimons parce que lui le premier nous a aimés » (1 Jn 4, 19). Nous ne savons pas par nous-mêmes ce que c’est que d’aimer de façon inconditionnée.
Suivent de belles pages sur le deuil (p. 151- 155). La tristesse peut advenir en joie et par un long cheminement, permettre de découvrir la richesse de la vie de l’autre. Elle peut faire apparaître que, déjà de son vivant, l’autre échappait à toute emprise, que sa rencontre était un don. Mais la tristesse d'un deuil peut-être une « tristesse selon Dieu » contraire à la « tristesse du monde » qui produit la mort (2 Cor 7, 9-11). Car cette dernière, celle du monde, vient surtout de ce que l'autre ne soit plus « mien », que je n'ai plus d'emprise sur lui, qu'il m'échappe. Au contraire, la joie selon Dieu me fait espérer de revoir l'ami tout en m’incitant à la déprise, à accepter profondément qu'il soit parti. Ce peut être l’occasion de découvrir combien mon amitié, mon amour pour lui ou pour elle, contenaient de besoin de captation, d'emprise du « moi-je » sur lui et que son départ peut devenir le chemin d’une ouverture à l’amour véritable.
« Il existe un amour qui aime vraiment : tel est l'inouï que donne à entendre l'Évangile. Non pas : « l'Évangile est ce message d'amour », comme si l'amour était connu par ailleurs, mais « l'amour est ce que communique l’Évangile ». L’amour est l'inconnu, l'inouï, l'expérience impossible qui parle dans la parole évangélique ». L’amour rend possible l’impossible. Y a-t-il possible plus impossible que de passer, dès cette vie, de la vie morte à la Vie Vivante ? Une certaine croyance en la résurrection peut être totalement païenne en faisant rêver que tout va revenir comme avant, mais en mieux. Chacun va retrouver son univers étriqué, ses autres familiers, avec les mêmes relations de pouvoir qu’auparavant. Chacun retrouvera son amour narcissique. Cette croyance en la résurrection est alors de l’ordre du savoir et nous conforte dans nos certitudes. Or le Christ n’a jamais promis une telle résurrection au rabais. Pour lui, passer de la mort à la Vie signifie aimer l’Autre. Pour l’Évangile, le critère de l’amour n’est pas d’aimer l’autre de façon abstraite et générale, mais de façon concrète chaque fois que je me fais proche de l’Autre qu’est autrui et particulièrement le non aimable. Ainsi aima le Bon Samaritain. L’Agapè, « c’est l’expérience possible d’un impossible » (p. 187).
Seul un amour qui y a laissé sa vie peut nous révéler la vérité de l’amour. J’aime parce que je suis aimé. C’est l’amour dont je suis aimé qui me permet d’aimer l’autre. « J’aime de l’amour qui m’est offert ».
La vie « est à elle-même la possibilité de l’impossible ». « L’enjeu le plus urgent pour l’humanité ? Que nous voyons les uns pour les autres des facteurs de Vie, [...]des poètes de la vie ». « L’Évangile est une révélation que rien ne prépare. C’est comme si à un moment on réalisait enfin que la vie est un don, qu’elle nous est offerte comme un cadeau, qu’il est bon de croire, qu’il est bon de vivre dans la reconnaissance et dans la gratuité » (p. 184ss).
Une citation de Rimbaud ouvre l’espace de la conclusion : « La raison m’est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J’aimerai mes frères. Ce ne sont plus des promesses d’enfance. Ni l’espoir... d’échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu ».
Tel est L’inouï de l’Évangile. Certains lecteurs pourront être réticents devant les catégories du Moi-je/ Soi, marquées par la psychologie moderne. Mais d’une certaine façon, elles reprennent des catégories traditionnelles, notamment la distinction paulinienne fondamentale chair/esprit chez Paul. D’autres se demanderont ce qu’il y a de vraiment neuf dans cette visée de l’inouï de l’Évangile. Certes D.Collin s’inspire de travaux antérieurs, notamment des démarches de Maurice Bellet avec qui il a longtemps travaillé, de François Jullien sur l’inouï, qu’il cite abondamment (9). Mais il a repris, prolongé et enrichi leurs recherches avec un souffle et un élan grâce auxquels j’ai perçu quelque chose de l’inouï de l’Évangile. Et de cela je le remercie.
Je termine en formulant un espoir : que Dominique Collin publie prochainement un troisième tome, dans lequel il développerait la dimension collective de la foi, la dimension Église qui suppose nécessairement, comme toute organisation humaine, une institution avec ses règles, ses rites, son personnel : de quel style ? Avec quelle organisation ? Quel rapport avec l'inouï de l'Évangile ? Ainsi que la dimension sociétale et collective de la foi : celle-ci n'est pas simplement une addition de crédos personnels, elle est la foi du peuple de Dieu qui doit s'inscrire dans la société présente, et progressivement, transformer cette société par l'engagement des chrétiens dans la cité, en témoins et prophètes du Royaume.
Antoine Duprez
(1) D. Collin est également intervenu dans de nombreuses vidéo-conférences qui sont un excellent manière d’aborder son œuvre (D. Collin, tv dominicains Louvain).
(2) Ce titre est inspiré de Soren Kierkegaard, Œuvres complètes, Paris,1966-1986.
(3) J. Moingt, Chr. Theobald, D. Hervieu-Léger, J. Fourquet.
(4) F. Roustang dans « Le Troisième homme » paru dans la revue « Christus » d’octobre 1966, avait pressenti cette évolution, il y a plus de 50 ans.
(5) Le verbe de Vie peut s’entendre de deux sens, génitif objectif et subjectif : le livre qui parle de la Vie, ou le Livre que parle la Vie. En traduisant par « le Verbe de Vie », la tradition catholique identifie immédiatement cette « Parole de Dieu » au Christ, au risque d’en limiter le sens.
(6) Chr. Théobald, dans Urgence pastorale du moment présent, Bayard, Paris, 2017, insiste sur l'hospitalité radicale de Jésus qui ne cherche pas à embrigader des gens dans son Église mais simplement à leur redonner confiance dans leur vie.
(7) L’évangile de Jean a deux mots grecs pour « la vie » : « psuche», la vie tout court, être en vie » et « zoé », la « vie en plénitude ». D. Collin s’inspire des livres de Francois Jullien qu’il cite de nombreuses fois : Ressources du Christianisme, L’Herne, Paris, 2018 ; Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre, Grasset, Paris, 2018 ; De l’écart à l’inouï, l’Herne, Paris, 2019. « Je donne ma vie (psuché), pour qu’ils aient la vie en plénitude (zoé) ».
(8) Cf. la figure du général Alcazar chez Tintin qui évoque avec humour ce « Carambar encore raté, toujours trop à gauche !»
(9) D. Collin cite François Jullien dans Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre, Grasset, Paris 2018.