Un Messie chrétien

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Je voudrais « résonner » sur l'article de Didier Lévy Regards sur un Messie chrétien : réévaluer la frontière judéo-chrétienne ?  et la réponse d’Alain Barthelemy qui, avec son empathie et sa lucidité coutumières, en a bien montré la richesse, les ombres et les questions posées. « Résonner » consiste à entendre les résonnances et les désaccords, sans trop « raisonner », car le texte de D. Lévy est plus du ressort de la spiritualité et de la mystique que de la théologie. Il touche des questions fondamentales : les frontières du judaïsme et du judéochristianisme, les rapports entre le langage et la réalité, différents concepts, ceux du Messie notamment, les dogmes catholiques de l’Incarnation, la Résurrection, l’Ascension et la Trinité ; enfin celle de la transcendance, des rapports possibles entre « Dieu » et l’homme et la question centrale de l’idolâtrie. Vu leur ampleur, il ne peut être question d’y répondre, mais de les aborder d’un point de vue surtout bibliste. 

 

Aux frontières du judéo-christianisme et du judaïsme

Les frontières du judéo-christianisme et du judaïsme ont beaucoup évolué. Déjà, selon les appellations, apparaissent différentes conceptions, suivant qu’on les appelle Premier et Second Testament, ou Ancien et Nouveau Testament. Après avoir longtemps insisté de part et d’autre sur la rupture totale entre Jésus et le judaïsme, un accord se dégage sur la judaïté de Jésus (1) : Jésus est juif à 100 % et ne peut se comprendre qu’inséré dans le judaïsme de cette époque, beaucoup plus diversifié qu’on ne le pensait. « C’est un rabbi qui a mal tourné » comme dit Daniel Marguerat (2) qui conclut l’histoire des relations entre le judaïsme et le christianisme : « en immergeant sans nuance Jésus dans son milieu, elle perd de vue sa singularité qui explique le rejet dont il fut l'objet. Si l'on veut prendre en compte la totalité du phénomène Jésus de Nazareth il nous faut absolument penser ensemble judaïté et singularité du Nazaréen » (3).

D. Lévy pose à juste titre la question des rapports entre le langage et la réalité, notamment pour les récits évangéliques. Elle se pose à plusieurs niveaux : au niveau de Jésus, de ses disciples, avant et après la « résurrection », au niveau de Paul et des écrits néotestamentaires. Plutôt que de reprendre les questions une par une, je voudrais tenter de les éclairer par une autre approche, sans pour le moment poser la question du bien-fondé du témoignage des évangélistes.

Supposons que vers les années 30, un groupe d'hommes de Palestine veuille témoigner de l'expérience qu'ils ont faite durant trois ans avec un homme, Jésus de Nazareth, une expérience qui les a bouleversés par son message, sa vie, son amour inconditionnel et son accueil envers tous, hommes et femmes, ses frères, notamment les pauvres, exclus, juifs ou païens en leur rendant la santé et en faisant des signes extraordinaires. Il ne voulait pas créer une nouvelle religion, mais retrouver les sources de la religion de ses pères. Il affirmera une scandaleuse liberté dans l’interprétation de la torah, qu’il respectait par ailleurs, vis-à-vis des points essentiels de la loi, du sabbat et du temple (« moi, je vous dis… »). Ses disciples ont été frappés par sa relation à Dieu qu'il nomme « papa ». Cette relation constitue, pour eux, la racine et la source de sa propre vie et de son message. C’est sans doute cette liberté et cette prétention extraordinaire, lui qui n’était ni scribe, ni prêtre, qui étaient insupportables aux autorités politiques et religieuses. Elles le condamnèrent à mort et le crucifièrent. Mais l’« affaire Jésus » ne s’arrêta pas là. Après sa mort, ces mêmes disciples prétendirent avoir fait une expérience extraordinaire, celle d'une présence nouvelle de ce Jésus qui les envoyait avec la mission de porter au monde entier cette Bonne Nouvelle du Royaume. La vie de Jésus, son message, cette expérience d’une présence nouvelle au-delà de sa mort les bouleversa tellement qu'ils donnèrent tous leur vie pour annoncer à leur tour la Bonne Nouvelle de l’Evangile.

Pour cette petite équipe, au départ de douze personnes relativement incultes, auxquelles viendra s'adjoindre Paul, comment comprendre pour eux-mêmes ce qui s'était passé et continuait à se passer et comment l'annoncer à un monde très diversifié, héritier de deux mondes culturels différents, juif et grec ? De quels concepts disposaient ces hommes qui veulent témoigner d’une expérience en elle-même indicible puisqu’elle évoque des expériences censées vécues avec un homme vivant désormais d’une existence hors de l’espace et du temps ? La question se posait aussi pour Jésus lui-même, comment a-t-il pu prendre conscience de sa mission ? Elle se pose pour nous aujourd'hui 2000 ans plus tard, dans une culture qui n'a plus beaucoup de liens communs avec la culture hébraïque et grecque d'alors. 

Pour ce groupe palestinien, la ressource principale était la culture juive, véhiculée principalement par la Torah, les prophètes, les écrits appelés plus tard par les chrétiens « Ancien Testament ». Les « titres » donnés à Jésus par ses contemporains et ses disciples peuvent être un premier éclairage dont les travaux exégétiques récents montrent la complexité.

 

Les titres donnés à Jésus par les contemporains

« Guérisseur » : Jésus a d’abord été vu comme soignant les malades (« Il fait entendre les sourds et voir les aveugles »), comme un exorciste chassant les démons. Son succès auprès des contemporains vient surtout de ce qu’il guérissait les malades, et faisait des « miracles » (4). Les guérisseurs étaient nombreux à l’époque. Ayant travaillé les miracles dans le Moyen-Orient (5), j’en tire la conclusion qu’un homme qui se disait envoyé par Dieu se devait de faire des miracles. Sinon, il n’était pas crédible. La question pour l’époque n’est pas tant le fait même de la guérison que de l’origine de cette puissance (6). S’il est un point sur lequel notre culture actuelle est très éloignée de celle du Ier siècle en Palestine, c’est bien celui de la santé. Notre tendance d’hommes du XXI siècle habitués à la médecine moderne scientifique est de considérer ces récits de guérison comme des récits mythiques, sans fondement dans la réalité. Nous risquons de passer à côté de tout un domaine essentiel aux sociétés humaines, celui de la santé. Prenons écart de la grande distance culturelle qui nous sépare de cette époque.

« Prophète » (7), celui qui parle au nom de Dieu, dans la tradition prophétique de l’Ancien Testament où toute la question était de distinguer les « vrais » « des faux » prophètes. Un des critères était la réalisation de leurs annonces. Au temps de Jésus, comme en témoigne Jean Le Baptiste, lui-même considéré comme un prophète, on attendait Le prophète « qui allait venir » (Jn 6,14) – un prophète envoyé par Dieu pour annoncer le Royaume de Dieu. Jésus s’est vu comme un prophète et, comme les vrais prophètes, mal reçu, persécuté et mis à mort (Mt 23, 30ss.). Les chrétiens l’ont vu comme le prophète réalisant les prophéties concernant le « Serviteur Souffrant » d’Isaïe. (Is 42, 1ss). 

« Fils de Dieu », qui est un terme très ouvert : il désigne dans l’Ancien Testament le peuple de Dieu élu par Dieu ; dans les psaumes et le courant sapiential (Sag. 2,13-20), le fidèle se dit fils de Dieu. Marc ouvre son évangile par « commencement de l’évangile de Jésus Christ Fils de Dieu ». Il donne le sens fort à ce terme. À la fin de son évangile le centurion, à la mort de Jésus, déclare que « celui-ci est le Fils de Dieu » (Mc 15,40). Pour la communauté marcienne en 70, ce cri de foi exprime la dynamique des païens qui se faisaient baptiser et annonce l’accès des païens à la foi chrétienne par la mort de Jésus ; alors qu’au moment même de la mort de Jésus, vers les années 30, il semble impossible qu’un centurion ait pu prononcer cet acte de foi dans toute sa force. Quant à Jésus lui-même, il affirme que la source de sa propre vie et de son message lui vient de sa relation à Dieu, celui qu'il nomme « papa » (abba). On ne peut comprendre Jésus dans sa vie d’homme sans cette relation avec celui qu’il nomme « mon Père » ; les évangiles témoignent souvent de cette relation structurante de la vie humaine de Jésus.

« Messie (oint, Christ) » est le terme qui définira Jésus puisqu’il lui sera accolé comme un nom propre.  À l’origine, l’Oint, le Messie est le roi (2 Sam 19,22) Progressivement, du fait du péché des rois et de leur disparition, l’attente d’un futur Messie royal se fait de plus en plus vive.  En 63 av. J.C, l’auteur des Psaumes de Salomon appelle de ses vœux la venue du Messie dont l’attente se fait de plus en plus forte. Jésus, sauf en Jn. 4, 25, ne se déclare jamais le Messie, sans doute à cause des relents de royauté terrestre que comporte ce terme. Le Messie devait chasser l’envahisseur romain et rétablir le royaume d’Israël. La jeune Église verra en Jésus Christ ressuscité le Messie annoncé par les Ecritures : « Dieu l’a fait Christ et Seigneur, ce Jésus que vous avez crucifié » (Ac 2, 36). Paul ouvre son épitre aux Romains ainsi : « il concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David, établi selon l’Esprit Saint Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d’entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur » (Rom 1, 4). 

« Fils de l’Homme » est un des titres les plus complexes et les plus forts sur le caractère céleste d’un individu puisqu’il peut désigner un homme ordinaire, mais aussi un personnage divin qui jugera le monde à la fin des temps. Jésus ne semble pas s’être jamais identifié au Fils de l’Homme directement, mais à ses fonctions (cf. infra). Ses réponses sont ambiguës lors de l’interrogatoire devant le sanhédrin car  tous les termes y sont réunis : « Le Christ, le Fils de Dieu, le fils du Béni ( Mc 14), le Fils de l’Homme ». Jésus pensait que sa mort allait amener l’irruption du Royaume de Dieu, qu’il était lui-même le « déjà là » du « pas encore » qui allait se manifester très prochainement. En s’identifiant au fils que le propriétaire envoie aux vignerons homicides (Mt 21, 33 ss) (8), « Jésus ose faire de la réponse que donnera la personne à lui-même et à son message un élément décisif à partir duquel celle-ci, homme ou femme aura ou non sa place au banquet eschatologique qui est imminent »  (9). Les évangélistes « opèreront la fusion entre le titre de Fils de l’Homme, la fonction de juge eschatologique et la personne de Jésus » (10). De plus en plus, ils insisteront sur le messager plus que sur le message, notamment Paul.

Ce trop rapide parcours suggère la richesse et la complexité des représentations suivant laquelle Jésus et les communautés primitives ont pris conscience de ce qu’ils avaient vécu ensemble. Pour l’exprimer, ils ont utilisé les outils littéraires de leur époque. La notion de genre littéraire est fondamentale, car la Bible est en réalité une bibliothèque avec des époques et des cultures différentes et développées, hébraïque et hellénistique ; dans la lecture d’ un journal, un lecteur averti n’interprète pas de la même façon l’éditorial, la une, les nouvelles sportives et culturelles, le courrier des lecteurs et la rubrique des chiens écrasés. De même, dans les Évangiles, on ne peut interpréter avec les mêmes critères les récits de l’enfance, qui empruntent aux récits classiques pour annoncer la venue d’un grand homme (Moïse), les récits de miracles, les annonces apocalyptiques et les paraboles. 

 

Comment interpréter les genres littéraires des Écritures ?

Aujourd’hui, deux dangers peuvent guetter l’interprétation : le risque du fondamentalisme, en prenant le texte au pied de la lettre. «  Dieu créa le monde en six  jours… ». Contrairement à ce que l’on pourrait attendre des Lumières, il a été et est toujours actif, sous des formes variées. L’autre, inverse, est de tout interpréter « symboliquement » (11), sans aucune racine dans la réalité et de « jeter l’enfant avec l’eau du bain ». Dans ce cas, le critère est le « recevable » par la culture de l’homme occidental du XXIe siècle. Imaginons que, dans un siècle futur, quelqu’un retrouve la bobine du film « Le jour le plus long » et en déduise du seul titre qu’on croyait au XXe siècle à un miracle le jour du débarquement, puis en conclut que ce « miracle » étant impossible, le débarquement n’avait pas eu lieu ! Une forme d’idolâtrie peut être d’imaginer un Jésus entièrement conforme aux catégories d’un occidental bien-pensant, un Jésus made in Hollywood. Jésus serait venu seulement prêcher l’amour pour tout homme. Il suffirait d’aimer son prochain pour être chrétien. « Je citerai alors un vague catéchisme humaniste parlant de la paternité de Dieu et de la fraternité de l’homme » (12).

Certains auteurs comme Meier (13) font un travail d’analyse rigoureux pour saisir l’écart culturel important qui nous sépare du temps de Jésus. Jésus se présente comme un « successeur d’Elie », prophète thaumaturge si particulier du Ier siècle, fils de la Palestine juive (14), annonçant la venue prochaine du Royaume de Dieu où Dieu rassemblera et jugera les douze tribus d’Israël. Sur certains points, Jésus semble plus conservateur que les pharisiens, par exemple sur le divorce (Mt 18). De même, il parait avoir évolué sur l’étendue de sa mission : au début, il semble s’adresser prioritairement aux brebis d’Israël (Mc 7, 24 ss). De même, élément qui peut nous surprendre : Jésus pensait que sa mort allait amener l’irruption du Royaume de Dieu, qu’il était lui-même le « déjà là » du royaume annonçant le « pas encore » qui allait se manifester très prochainement.

Comment exprimer l’expérience de la présence d’un ressuscité ? Pour les Juifs, Il s'agissait d'abord d'une résurrection collective du petit reste d'Israël à la fin des temps (Isaïe 53, 10) annoncée par la personne du Serviteur Souffrant, entendue dans sa signification collective. Lors des persécutions de la période des Macchabées, la croyance en la résurrection individuelle apparaît lors de l'avènement du règne de Dieu à la fin des temps (2M 7, 9) (Daniel 7, 13 ss 12, 2 ss). Dans le Nouveau Testament les termes utilisés – « se réveiller » (egeiro), « se lever » (anistemi) – peuvent avoir un sens tout à fait profane alors que nos termes « ressusciter et résurrection » ont pris un sens technique. À l’époque de Jésus, la majorité des juifs, notamment les pharisiens, croyaient à la résurrection à la fin des temps. Toute la difficulté pour les évangélistes était de ne pas assimiler la résurrection de Jésus à une réanimation, du type de celle de Lazare. Aussi Matthieu, de culture hébraïque, insistera sur les événements cosmiques marquant la fin des temps : « des morts ressuscitent, des tremblements de terre » se produisent. Tout cela pour marquer avec les moyens littéraires de l’époque qu’avec la mort et la résurrection de Jésus, la fin des temps est présente.

Les Grecs croyaient à l’immortalité de l’âme et donc aux apparitions de fantômes et d’esprits. Luc et Jean insisteront sur le caractère incarné de Jésus ressuscité : il mangera du poisson, Thomas touchera ses plaies. Comment évoquer une présence qui défie l’espace et le temps ? On ne le reconnaît pas. Luc n’hésite pas dans son évangile à mettre l’ascension proche de Pâques (Luc 24, 50), alors qu’il la situera dans les Actes après un délai de 40 jours (Ac 1, 6) Est-il incohérent alors que dans son Prologue, il dit à Théophile avoir « fait tout un travail de recueil des données pour établir la solidité des enseignements que tu as reçus », preuve que ces décalages qui heurtent tant notre mentalité scientifique n’ont pas la même signification pour lui.

Derrière ces questions plus techniques se posent les questions fondamentales d’un Dieu transcendant et des relations possibles entre Dieu et les hommes, avec tous les risques d’idolâtrie. 

 

Juifs et chrétiens au péril de l'idôlatrie

On ne fera qu’évoquer l’histoire complexe et riche de la notion de Dieu dans les religions et dans le judaïsme notamment, depuis le dieu archaïque commun à beaucoup de religions, à la fois le dieu tout-puissant qui se révèle dans les  orages et éclairs que nul ne peut voir sans mourir, qui, à l'instar des autres baals, fait alliance avec son peuple selon le modèle des alliances de l'époque (15), assure la fécondité des gens, de la terre et du bétail, à condition que le peuple observe tout un rituel de sacrifices et de rites bien précis. Il conduit des guerres saintes et massacre les ennemis de son peuple, hommes et femmes, et assure la victoire sur les ennemis tant que celui-ci lui reste fidèle. Mais c'est aussi un Dieu de tendresse qu’évoquent les prophètes, les psaumes, un dieu à la fois père et mère (Isaie, Osée) qui a des entrailles (rehem en hébreu, la vulve de la mère). Le vrai culte ne consiste plus en sacrifices et en rites extérieurs, mais dans la vie quotidienne en actes de justice envers les pauvres, les veuves et les orphelins. 

L'idolâtrie consiste à ne pas l'honorer et à lui préférer les autres Baals. Tout le monde est d’accord pour rejeter l’idolâtrie ; mais elle concerne toujours les déviations de l’autre. Où commence-t-elle ? De quel Dieu s'agit-il ? chaque civilisation, religieuse, athée ou sécularisée se bâtit ses idoles avec ses rites. Il est classique d’évoquer pour notre époque le Dieu argent, avec ses cultes dans les stades ou à la Bourse. 

Pendant des siècles, le christianisme et le judaïsme se sont détestés en s’accusant, les uns d’idolâtres, les autres de déicides. Alors que nous partageons un point essentiel, notre foi en un Dieu qui s’intéresse à l’homme et veut entrer en relation avec lui, individuellement et collectivement. Or pour moi, la vraie question est celle de la Transcendance. Y a-t-il un Dieu (en lui donnant toute sa dimension d’inconnaissable que développe, chez les chrétiens, la théologie négative) qui s’intéresse à l’Homme et entre en relation avec lui, comme l’atteste toute l’histoire d’Israël dans les deux Testaments ?

Peut-être qu’une forme d’idolâtrie, pour nous chrétiens, consisterait à croire que « Dieu » est désormais bien connu, « balisé et maitrisé » par les définitions conciliaires, grâce à son Fils, Jésus Christ, en tant que trois personnes  Père, Fils et Esprit, une seule nature ? Et si pour nos frères juifs, l'idolâtrie consistait à interdire à Dieu de faire alliance totale avec un homme « concernant son Fils, issu selon la chair de la lignée de David, établi, selon l’Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance par sa Résurrection d’entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur ». (Rom 1, 3ss), à interdire à l’amour de Dieu d’avoir des relations particulières avec un homme, jusqu’à en faire un Fils authentiquement chéri ?

Cela ne veut pas nier la légitimité de comprendre sa foi en faisant appel aux concepts de la culture d'une époque particulière. C'est la marque même de l'intelligence qui veut comprendre. Mais quand il s'agit de Dieu et de l'homme, qui sont ouverture à l'infini, notre connaissance ne sera que toujours balbutiante (16). Comme le disait Maurice Bellet à propos des apôtres, nous serons toujours dans l’illusion, c’est-à-dire dans une vérité transitoire d’hommes en chemin, avec le désir d’aller toujours plus loin dans cette rencontre avec Dieu, l’inconnaissable et l’inouï (17). Un des moyens les plus efficaces et les plus simples de cette quête, en minimisant les risques de devenir idolâtres, est peut-être de débattre avec des approches différentes et d’approfondir, dans le respect réciproque, nos accords et désaccords.

Est-il possible de se retrouver dans une foi commune ? Jésus et un scribe en Mc 12, 28 vivent cette situation en franchissant les frontières bientôt figées entre les deux clans. Ils partagent le cœur de la Bonne Nouvelle, Torah et Évangile : « Tu aimeras le Seigneur Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute la pensée et de toute ta force » pour l'un, et pour le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». La vérité de l’amour qu’un homme a pour Dieu, qu’il soit juif ou chrétien, se révèle dans l’amour qu’il a pour ses frères, car il s’agit du même agapé.

 

J’ai conscience de n’avoir pas répondu – ce n'était d'ailleurs pas mon but – aux questions soulevées par Daniel Lévy et les commentaires d'Alain Barthelemy. J’ai voulu entrer en résonance avec ces approches. C'est sans doute le service que peut rendre un blog comme Garrigues & Sentiers : non pas débattre de thèses opposées, avec un vainqueur et un vaincu, mais sur des questions essentielles, susciter des échos et accords dans ce que chacun a de meilleur, sans taire les désaccords, avec une humilité de base qui tient à notre condition de « terreux » tirés de l’ humus.

 

Antoine Duprez 

 

(1) D. Boyarin, Le Christ Juif ; J. P. Meier, Un certain juif Jésus ; D. Marguerat, Jésus et Matthieu, à la recherche du Jésus de l’histoire, 2016 ; Id., Vie et destin de Jésus de Nazareth, 2019

(2) D. Marguerat, Vie et destin…, p. 308.

(3D. Marguerat, Jésus et Matthieu, p. 35.

(4) Cf notamment Apollonius de Thyane, les tenants du dieu Esculape. Les dunameis, les puissances ou les « signes » sont les termes les plus utilisés par les évangélistes. Jésus n’avait pas le monopole « chasser les démons », les disciples des pharisiens en font autant (Mt 12,27)

(5) Antoine Duprez, Jésus et les dieux guérisseurs, à propos de Jean V, Paris, éd. Gabalda, 1970.

(6) Mt ,12,22 ss qui indique l’existence de guérisseurs juifs.

(7) Cf. D. Marguerat, Jésus et Matthieu, p. 45-66.

(8) Une des six paraboles que J.P Meier fait remonter au Jésus historique : J. P. Meier, Un certain Juif Jésus, t. 5, p. 167-177.

(9) J. P. Meier, op. cit., p. 267.

(10) D. Marguerat, Jésus et Matthieu, p. 63.

(11) Le symbole était le morceau de tesson qui dans l’Antiquité permettait à deux personnes qui ne se connaissaient pas de se reconnaître. Ce n’était pas « ou… ou », mais « et... et » . En littérature, le symbole unit, sans les exclure ; deux niveaux de signification.

(12) J. P. Meier, op.cit., p. 266.

(13) Outre J. P. Meier, on citera D. Marguerat, J. A. Pagola, G. Vermes, D. Boyarin, J. Moingt sur un plan théologique, etc. Ils ne prétendent pas détenir la vérité absolue de leur recherche du Jésus historique, mais attirent l’attention sur le risque de le reconstruire en fonction de nos idéologies, ce qui est le propre de l’idolâtrie.

(14) J. P. Meier, Un certain juif, Jésus, t. 5, p. 266.

(15) Cf. les similitudes entre Exode 24 et le code d'Hammourabi.

(16) La physique quantique avec beaucoup de modestie nous affirme que la matière nous est inconnue à plus de 75%. Alors s’il s’agit de Dieu !

(17) J. Moingt et M. Bellet travaillent chacun à cette prise de distance, l’un en théologien questionnant l’histoire du Christianisme qu’il interroge ; l’autre, en philosophe et analyste, en amont, en interrogeant l’homme.

Publié dans Réflexions en chemin

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