Le Messie au risque de l’idolâtrie – Essai d’appropriation de l'article de Didier Lévy
L’article de Didier Lévy Regards sur un Messie chrétien : réévaluer la frontière judéo-chrétienne ? nous donne l’occasion de réagir à un texte hardi et singulier, pour nous interroger chacun sur l’état de nos convictions à propos du socle fondateur de notre adhésion à la foi chrétienne. Les présentes lignes expriment cet exercice. Puisque toute modestie exige de limiter sa propre parole à soi-même, il me semble approprié de signaler ce à quoi j’adhère comme à des évidences dans le texte de Didier Lévy, puis d’exposer comment j’ai tenté d’interpréter ses formulations jugées à mes yeux fondamentales telles que je crois les avoir comprises, et enfin de faire connaître les interrogations qu’elles suscitent en moi pour les faire partager à ceux qui auront la patience de me lire et que je remercie d’avance. C’est ainsi qu’à mon sens se réalise l’aspect collectif de la foi, dans la communication des convictions, et non dans l’abandon à un dogme élaboré par une cléricature.
J’adhère bien sûr à l’affirmation que Jésus est incontestablement juif, et que les origines de la foi chrétienne sont pleinement juives, si ce n’est que ces origines plongent dans le devenir historique d’un peuple qui a maintenu une singularité tout en la nourrissant constamment d’apports conceptuels qui étaient ceux des civilisations de l’Orient ancien et de l’époque hellénistique, ce mouvement continuant d’ailleurs à se perpétuer. J’adhère à l’idée que le christianisme est une des expressions du judaïsme et que nous faisons partie de la diaspora d’Israël, au risque de faire enrager les juifs sourcilleux sur leur pureté identitaire. En parlant d’enfants d’Abraham, d’ailleurs, le texte ne dit pas un mot de ceux d’Ismaël : a priori ils ne devraient pas être exclus au moins à terme de cette réorganisation du paysage théologique, mais il est vrai qu’au moins dans leur doctrine traditionnelle ils récusent explicitement les textes bibliques comme falsifiés, alors que les chrétiens les ont constamment admis comme leur référence.
J’adhère à cette définition de l’idolâtrie qui est un des piliers du texte et qui la dépoussière de ses facilités : ne plus la réduire à enfoncer des portes ouvertes en ironisant sur l’obsolescence vermoulue des idoles statufiées, mais en la définissant très efficacement comme les a priori et les tentations qui éloignent du message évangélique : celle de la lettre brute, de la connaissance détachée du doute, et, plus vulgairement ou plus primitivement encore, celle du chef, de la tribu, de la race, ou de l'argent et du marché... racine du fanatisme et de ses contagions.
J’adhère à cette affirmation qui coalise tous ceux qui rejettent l’idolâtrie ainsi définie, et qui doit les amener à s’interroger sur leur rapport à la lettre des doctrines religieuses, à leurs formulations imagées voire mythologiques, à leur recours au merveilleux et au surnaturel qui les grève du soupçon de charlatanisme, à leurs interminables et acrobatiques broderies théologiques pour expliciter et argumenter des architectures gratuites qui ne touchent en soi-même aucune fibre.
Jésus-Christ objet d’un culte idolâtre ?
Et c’est là que le texte interroge le rapport à l’espérance messianique, et au nœud qui s’enchevêtre autour du Messie davidique attendu par la foi juive, du Jésus de l’histoire, de celui de la lettre du Nouveau Testament, du Fils de l’Homme qui est aussi le Fils du Père, de la personne trinitaire du Fils, de l’être cosmique dénommé Jésus-Christ ou, pleinement allégé de son contrepoids artisanal nazarétien, du Christ tout court, voire de Christ comme s’il s’agissait de son nouvel état-civil après métamorphose.
Le texte de Didier Lévy s’initie par un renvoi à un autre texte primitif qui lui sert de point d’appui et qui est donné comme l’expression d’un ami de l’auteur. C’est sous sa plume qu’est formulée à l’égard des chrétiens l’accusation d’idolâtrie dans le culte rendu à celui que j’appellerai ici par commodité Jésus-Christ.
Or ses auditoires ne l’ont pas autrement perçu et désigné que comme prophète ou docteur de la loi, Rabbi selon l’appellation hébraïque. D’où provient donc le processus idolâtre ? Si je l’entends bien, sa source serait dans la projection du schéma de l’incarnation sur notre prophète de prédilection. À proprement parler, si là encore j’interprète correctement le texte, ce n’est pas cette hypothèse ou croyance d’une incarnation de la transcendance qui est pointée du doigt, mais le fait que, pour faire coïncider l’événement Jésus-Christ avec elle, on s’expose à deux conséquences : d’une part on fait éclater le concept messianique en deux types de Messies contradictoires, le Messie chrétien et le Messie de l’espérance juive, et alors c’est l’idée même de Messie qu’un non-sens aussi outré dénature, dégrade jusqu’à la récusation ; d’autre part, on risque d’être amené à expliciter le processus de l’incarnation, fût-ce à travers le coruscant prestige du prologue johannique, et donc à décortiquer, à travers cette démarche analytique, la transcendance elle-même, ce que rejette sans appel Didier Lévy : Ou la transcendance est intrinsèquement inconnaissable, ou il n'est pas de transcendance hors les constructions inventives de l'espèce humaine. Chercher à trier ce qui relèverait d'une essence divine dans " la vie de Jésus" – comme on le fait de la part humaine du Messie – est constitutif de l'artisanat d'une statuaire du divin, donc de l’idolâtrie.
Débusquer la mythologie
Sur de tels présupposés, on comprend sans peine que l’ensemble des récits évangéliques, surtout dans ce qu’ils présentent de merveilleux souvent monté en épingle à titre de preuve de l’incarnation du Verbe, sont autant de leurres qui égarent la foi dans l’idolâtrie : toutes les figurations historicisantes des évènements messianiques qui prétendent à une matérialité identique à celle des mots de nos dictionnaires ne confectionnent rien d'autre que des idoles.
L’affirmation me semble pouvoir faire écho à la perplexité que peut susciter l’acte d’autorité par lequel Jésus s’interpose entre tout humain et celui qu’il appelle son (ou notre) Père, plus couramment dénommé Seigneur ou simplement Dieu dans l’Evangile, et fait de lui-même la voie d’accès absolument exclusive vers lui.
Didier Lévy va alors s’attacher à débrouiller ce qui tue et ce qui vivifie dans deux instances fondamentales du récit évangélique, l’Ascension et la Résurrection, liées dans la déclaration de Jésus à Marie-Madeleine : cesse de me toucher car je ne suis pas encore remonté vers le Père. Il va le faire en prenant cet avertissement comme condition à sa lecture du texte : la lettre ne prend vie… que si son sens, la somme inépuisable de ses sens, est perpétuellement interrogée, que si chaque sens qui s'y fait jour entre dans son cheminement, de déconstructions en reconstructions.
Le déroulement mythologique de l’Ascension, tout comme les manifestations thaumaturgiques du ressuscité, sont prestement évacués pour se concentrer sur cette « montée vers le Père » assortie du geste-barrière demandé à Marie-Madeleine, rattaché par Didier Lévy aux prescriptions du « niddah », qui pour les parfaits profanes comme moi se réduisent à l’impureté rituelle des menstrues, mais qui lui donnent l’occasion de rappeler l’intégralité de la Loi exigée par Jésus. La remontée du Verbe vers le Père boucle la boucle, l'incarnation a pris fin et le Verbe a repris le seul contour que lui dessine le Prologue [de saint Jean], celui du « commencement », et d’ailleurs le temps, la durée, la chronologie sont nuls et non avenus en la transcendance. Prier Jésus-Christ est-il donc absurde ? Non, mais c’est un choix lucide qui répond à une spécificité personnelle : la prière s’ouvre la voie de sa convenance et de sa sensibilité dans cette triple négation et dans cette triple inexistence.
Un seul Messie pour tous
C’est là que je suis le moins sûr de percevoir valablement l’intention de l’auteur. Voici les fragments que je crois pouvoir en reconstituer. L’idée de Messie doit être préservée comme un concept unitaire, ce qui exclut d’échafauder des schémas contradictoires pour l’exploiter. Ce qui doit nous garantir contre cette tentation, c’est d’accepter l’humilité de la foi – une humilité qui, au demeurant, ouvre parallèlement cette même foi à l’attention et à la réflexion du non-croyant. À l’endroit de qui elle ne fige rien et sait faire silence. Et pour tous les enfants d’Abraham, pour tous ceux de la filiation adoptive, cette humilité consacre le mystère messianique dans son exclusion de leur entendement. Et dans l’exhortation muette et contradictoire qui leur est adressée, de pousser leurs délibérations sur l’idée d’un Messie, de les conjoindre, sans limite temporelle, sans borne à la pensée ni à la controverse.
Voilà au moins une certitude, qui ne se fonde pas sur une prétention à connaître la transcendance, mais qui tout de même en affirme quelque chose : d’abord qu’elle a une existence, ensuite qu’elle transcende quelque chose, nous les humains par exemple, qu’elle échappe à la temporalité, qu’elle ne communique pas avec nous – ou pas efficacement – pour nous orienter vers la vérité, et que son expédition vers notre monde, si elle a une réalité historique, ne l’a pas incitée à renouveler l’expérience ; mais que subsiste (sans relation avec la période de l’incarnation terrestre) une espérance qui n’est pas définie par son objet, mais seulement par son caractère d’espérance.
Le concept messianique ne saurait être qu’unitaire, comme celui d’espérance auquel, spirituellement, il renvoie, s’il ne se confond avec lui. Inaccessible à une définition humaine, hors son identification à une attente inégalable, le Messie ouvre un champ infini d’abstractions qu’il nous est probablement commandé de fouiller jusqu'au temps de son retour. Un retour dont la forme, par essence imprévisible, laisse tout juste entendre qu’elle sera du même ordre mystique que celle du Verbe johannique.
Mais quel est le statut de cette pensée et de cette controverse, si le mystère messianique (et pourquoi pas tous les mystères du donné biblique – ou autre ?) est borné par cet interdit qui l’exclut de notre entendement ? Quel est le statut de l’incarnation de la transcendance si c’est un serpent qui se mord la queue et si de toute façon on ne peut rien dire de la transcendance ? Une entité dont on ne peut rien dire a-t-elle un sens pour nous ou même simplement une existence ? Les grands schémas du judéo-christianisme ne sont-ils alors que des mines à hypothèses, à débats, à symboles ou à rêveries au sens de Bachelard, destinés à se fracasser tôt ou tard sur le mur de l’inconnaissable ? Et enfin, quel est le statut d’une foi qui flotte éternellement sans jamais s’arrimer à une conviction, si limitée qu’elle soit ?
Je ne pose pas ces questions pour induire per absurdum une réponse négative : elles me semblent mériter qu’on se les pose sans a priori et qu’on en tire les conséquences. Dans le texte de Didier Lévy, on croit entrevoir que, une fois l’espace de la foi nettoyé de toute mythologie, le fidèle (comment l’appeler autrement puisqu’il s’agit de foi ?) se trouve face à une transcendance radicalement impénétrable à la ratiocination philosophico-théologique. Seuls des modes de connaissance holistiques comme l’art et la poésie peuvent donner une image de l’approche requise, et Didier Lévy conclut en citant le vers fameux de la Tristesse d’Olympio : Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs. Un propos aussi original sur un point aussi crucial de la foi chrétienne me semble appeler un débat multiple et approfondi.
Alain Barthélemy-Vigouroux