Le « pur », l’« impur », la « Loi » : ces traductions de termes de la Bible qui la travestissent et ont tant fait pour le malheur du monde
Le commentaire élogieux de l’article d’Antoine Duprez De la fraction du pain à la messe que nous avons reçu de l’un de nos internautes fidèles, Didier Levy, traite cependant surtout du « pur » et de « l’impur » dans la Bible, deux termes qu’Antoine Duprez avait repris des traductions courantes du texte hébreu, mais sans s’interroger sur la licéité de ces traductions parce que l’objet de son article était autre.
Les développements que Didier Levy consacre à l’étude de ces traductions nous ont paru justifier de les publier sous forme d’article afin d’en faciliter la lecture.
G & S
Lumineuse liberté que celle d’Antoine Duprez ! Au demeurant, c’est elle qui est toujours présente quand la recherche et le questionnement prévalent sur l’article de foi, sur la dogmatique qui s’est figée, incapable de retour sur la constitution et sur l’historicité du legs qui habite et configure la pensée acquise.
Cette recherche et ce questionnement procèdent d’une archéologie de la conviction, où chaque couche du terrain fouillé, de la plus primitive à celle qu’on tient pour offrir au regard l’état achevé de l’édifice, est abordée, ‘’attaquée’’, avec l’humilité de s’attendre à y trouver le démenti, ou l’inversion, de l’intellection jusqu’ici consacrée. Et de se préparer à y percevoir un nouveau déchiffrement des états intermédiaires qu’ont parcourus le connaître et le croire avant de se fixer – une fixation, ou une glaciation opérée sur ce connaître et ce croire après des cheminements incertains qu’on a tendu à oublier pour se représenter plus assurément le corpus final comme immuable.
Une réserve, toutefois. La première partie de l’article se réfère aux notions de ‘’pureté’’ et d’’’impureté’’ (aux « lois de pureté et d’impureté ») du Premier Testament. L’objection qu’elles soulèvent ne récuse certes pas la confrontation où elles prennent place ensuite pour marquer la singularité de l’annonce et de l’enseignement du prophète Jésus. Mais ces mêmes notions – la séparation « pur/impur » – occupent une place si terriblement déterminante dans le malheur du monde, de par les ségrégations, les discriminations, les violences et les persécutions qu’elles ont instruites à partir de représentations mentales immanquablement délirantes, qu’il faut se demander s’il n’est pas de simple sagesse de les frapper d’un interdit conceptuel.
De la ‘’purification’’ ethnique au génocide, elles ont nourri les fanatismes les plus violents et les plus meurtriers, les haines les plus virulentes et les plus démentes. Ce sont elles qui ont tracé le départage suivant lequel la relégation et la souffrance sont infligées depuis des millénaires au féminin – ce sexe voué à incarner l’impureté et, comme tel, humilié et mutilé de toutes les façons les plus abominables, à travers l’immense cortège des femmes mariées de force, vendues, excisées, lapidées ou vitriolées.
Assimiler le féminin à l’impureté, ou (ce qui revient au même) enfermer le féminin et tout ce qui s’y rapporte entre les pôles de l’impureté et de la pureté, est, en soi et par ses effets directs et sociétaux, une abomination. C’est aussi un blasphème et très possiblement le pire de tous : D.ieu n’a rien créé d’impur, ni par conséquent de pur, et à croire qu’il l’aurait fait, ce serait Lui attribuer un non-sens que de se figurer que le don de la reproduction sexuée – effectué de sa main par la dissociation de la femme et de l’homme fusionnés et fondus dans l’Adam –, et par conséquent celui de la tendresse partagée des corps, était conçu pour être un enjeu de frontière dans la séparation du pur et de l’impur.
Les concepts ‘’pureté’’ et ’’impureté’ renvoient ainsi au défi formidable, et insurmontable, du sens des mots dans la Bible hébraïque. Un sens qui se décline dans une pluralité infinie de signifiants et d’images, dans le champ d’un symbolique sans bornes, dans une mine inépuisable d’allégories – et tous autres gisements d’opacités et de contradictions que l’intelligence spirituelle est appelée à ne pas cesser un instant de fouiller jusqu’à la consommation des siècles. Juste pour rebondir d’une lueur aussi inestimable qu’infime, et aussi incertaine que fugitive, sur un nouveau doute qui, à son tour, déconstruira et reconstruira le sens entraperçu dans le mot.
Par là même, l’essence de l’hébreu en tant que langue de l’Alliance est d’être intraduisible. Et néanmoins, il est porteur de cette contradiction supplémentaire d’être continûment objet de traductions, puisque depuis la Septante, il est identifié, à son alentour ou dans sa filiation, comme le seul support d’un accès possible à cette Alliance.
Mais l’exercice du traducteur se doit de s’accomplir en connaissance de cause : ce qui sera écrit dans une autre langue ne pourra être qu’une réduction, une déperdition inouïe du trésor interprétatif scellé dans l’hébreu pour que des parcelles, une à une, s’en détachent et fassent jour dans une intellection humaine – sans que pour autant le tout en soit jamais diminué d’ici à ce que les temps soient accomplis. De sorte que ce qui aura été ainsi ‘’traduit’’ sera intrinsèquement faux : en ce qu’il sera d’une autre nature de sens que l’original.
Ainsi en est-il – exemplairement en ce qu’y sont interpellées les notions de ‘’pur’’ et d’’’impur’’ dans leur focalisation la plus obsessionnelle – de l’impureté particulière imputée aux femmes « à cause de leurs ‘’impuretés’’ menstruelles ». En l’espèce, l’interprétation de l’état de Nidah la plus signifiante – parce qu’elle ne renvoie en rien à une acception de salissure ou de souillure, ni d’abord à une figuration névrotique de pollution physique – est issue de la pensée hassidique. Qui a donné à lire dans le cycle menstruel, successivement, une ascension – vers le plus haut niveau de sainteté, attaché au processus de création que la femme a le pouvoir de mettre en œuvre ; puis une descente, lorsque, à son point culminant, ce potentiel de sainteté ne s’est pas concrétisé dans son corps et que la sainteté se retire. Mais cette descente dans le statut de Nidah a pour finalité une ascension à un degré plus élevé, à travers le départ d’un nouveau cycle.
Ce qui entend qu’il faut se garder (proscrire à soi-même serait plus exact), en passant de la langue de l’Alliance à un idiome étranger à celle-ci, d’attribuer une équivalence de signifiant à tous les termes dont la connotation s’enchaîne aux catégories spécifiques de l’entendement humain. Non seulement, au reste, aux termes imprimés ou pétrifiés dans les catégories qui ont produit le pire dans le malheur du monde, telle celle du ‘’pur’’ et de l’’’impur’’, mais, bien plus largement, et probablement sans exception, à ceux qui ne font sens que comme abstraction propre à l’intellection de notre espèce.
Vient d’emblée à l’esprit, parmi ces mots-là, celui de « Loi » : comment le Verbe et la Parole de D.ieu, quoiqu’ils entendent signifier, pourraient-il se contenir, se lire et se résumer en une transposition orale ou écrite qui les traduirait de façon si étroite, si réductrice, pour ne pas dire si misérablement conformée aux institutions de ce monde ? De même, D.ieu énonce-t-il des « Commandements », ou dispense-t-il aux justes une Idée du Bien ? Et formule-t-il des interdits ou recommande-t-il des abstentions dont la signification n’est pas intelligible en ce temps et dans la création, sans doute parallèle à tant d’autres, dans laquelle il nous est imparti de prendre part à son projet ? A-t-il édicté une liste sans fin de « péchés », sachant au demeurant que nous les commettrions tous, ou attend-il de la soif de discernement dont il nous a fait grâce que nous interrogions sans fin les natures et la raison du mal dont nous mourons – et dont nous avons peut-être convenu avec Lui de nous y confronter jusqu’à la victoire finale de la vie.
Autant de façons de venir à concevoir que la transcendance est Un inconnaissable dont le paradoxe réside en cet appel, inséré au fond de nous, à en explorer tous les contours par des pistes dont il nous a été enseigné qu’elles s’arrêteront aux premiers pas que nous y ferons. Et de commencer à regarder chaque affirmation certifiant que « D.ieu veut », que « D.ieu a dit », que « D.ieu punira » – c'est-à-dire, en bout de chaîne, que « D.ieu est ceci (ou cela) » –, comme un matériau de la production substitutive, sous forme de représentations humaines, de ce que l’impénétrable et l’indéchiffrable « JE SUIS CELUI QUI SUIS » ne laisse pas élucider. Rien moins, par conséquent, que la fabrication d’une ‘’image’’ de D.ieu. Et donc, pour tout dire, rien moins qu’une idolâtrie.
Didier Levy