Jacques Ellul, toujours aussi pertinent

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Dans cette période de l’après crise du corona virus, l’hebdomadaire protestant Réforme a eu la très bonne idée de publier un numéro consacré à Jacques Ellul, sociologue et théologien protestant disparu en 1994 (1). Cet intellectuel inclassable, professeur d’université, très engagé dans l’action sociale, a été une source d’inspiration pour beaucoup. En témoigne entre autres l’ouvrage de Frédéric Rognon intitulé Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul (2). Parmi ceux-ci, un des plus connus est Ivan Illich (3) avec lequel il partageait l’urgence d’une réflexion sur les notions de « seuil » et de « limites » à l’heure où la technoscience débridée s’impose à l’homme comme un destin.

Dans l’extrait d’un ouvrage inédit prochainement publié intitulé L’éthique de la sainteté, il analyse les dégâts de cet envahissement de la technique dans le monde médical. Il y a plus de 30 ans, il dénonçait ainsi ce qu’il appelait « l’excès de médicalisation » : « Nous avons atteint ce point de retournement à tous les niveaux : la connaissance excessive détecte des maladies là où le souffrant pouvait parfaitement vivre avec, et il n’y avait pas lieu de le soigner. La croissance du nombre des moyens de détection et d’analyse d’une part, des médicaments d’autre part, a produit ce fait remarquable que c’est la médico-pharmacie qui maintenant provoque la maladie. (…) Et finalement l’appareil est devenu tellement énorme qu’il ne peut plus être supporté économiquement, ni par les individus, ni par la collectivité. Quand la croissance des soins aboutit à la faillite économique de la société, on doit reconnaître là aussi un phénomène de seuil » (4).

Dès lors, il ne s’agit plus d’apporter des rustines à un système qui prend l’eau de toute part, mais de changer le logiciel avec lequel nous appréhendons le monde. « Il faut que nous en arrivions à poser volontairement des limites. Il nous faut procéder à la critique totale de toutes les notions dans le monde moderne. Pour que nous cessions d’être dominés par de faux impératifs (rendement, concurrence, consommation, etc.) qui conduisent à l’inverse de ce que nous voulons. (…) La recherche du Bien aujourd’hui n’est ni morale ni politique, elle est strictement dans la recherche des limites que nous nous donnerons et à l’intérieur desquelles il sera possible de vivre. Étant donné les moyens que nous avons, toute tentation de l’hybris (démesure) est le Mal absolu. Prométhée ne doit en rien être le modèle des temps modernes. Prométhée n’est pas le sublime exemple de l’Homme, c’est un imbécile. Si l’humanité avait suivi sa voie, il y a longtemps qu’elle aurait disparu : c’est ce que nous risquons » (5).

Pour Jean-Claude Guillebaud qui fut l’élève, puis l’ami de Jacques Ellul, son apport capital fut d’avoir déplacé l’enjeu fondamental des sociétés modernes. L’envahissement de la technique « lui sembla vite plus déterminant pour une approche critique de la modernité occidentale que la lutte des classes ou l’inconscient freudien. Prenant à rebrousse-poil les pensées dominantes, celles des « maîtres du soupçon », Ellul annonça donc dans son ouvrage « La Technique ou l’enjeu du siècle » publié en 1954, que la force principale travaillant et menaçant nos sociétés industrialisées, c’était la technique elle-même » (6).

On comprend alors que le théologien Ellul ait pu écrire : « Que fait Dieu lorsque, en tant que facteur critique dans l’histoire humaine, il déclenche la crise ? Il brise une fatalité pour rétablir une situation mouvante où l’homme trouvera une possibilité de liberté » (7).

Bernard Ginisty

 

(1) Réforme, 11 juin 2020, Spécial Jacques Ellul. La maladie, la limite et le choix chez Jacques Ellul. Réforme publie de longs extraits de son ouvrage posthume à paraître prochainement, L’Éthique de la sainteté.

(2) Frédéric ROGNON, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, éditions Labor et Fides, 2012.

(3) Ivan ILLICH (1926-2002) avait coutume d’appeler Ellul « Maître Jacques ». Il a développé son analyse des excès de la médicalisation des sociétés dans son ouvrage Némésis médicale, l’expropriation de la santé, éditions du Seuil 1981. André GORZ (1923-2007) a été aussi un des intellectuels précurseurs dans ce domaine comme en témoigne la récente réédition d’un de ses articles, L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, dans un livre intitulé Éloge du suffisant,Presses Universitaires de France, 2019.

(4) Jacques ELLUL, La limite, le choix et Dieu, texte inédit, Réforme, p. 3.

(5) Id., page 5.

(6) Jean-Claude GUILLEBAUD, Contre « l’esprit de puissance », p. 16.

(7) Jacques ELLUL, À temps et à contretemps, éditions du Centurion, Paris 1981, p.185.

Publié dans Réflexions en chemin

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