Autour de la Vérité
Je prolonge les réflexions de mon article précédent De la fraction du pain à la messe autour du délicat problème de la vérité quand il s’agit de la foi. Bien entendu, dans ce domaine, je ne détiens pas… cette vérité !
Vérité scientifique et vérité de foi
Dans le domaine scientifique (1), la vérité s’élabore au terme d’un processus rigoureux : observation d’un phénomène qui peut se renouveler, élaboration d’une hypothèse pour son interprétation, contrôle et vérification, ou non, par des expérimentations renouvelées. En cas de confirmation, l’hypothèse pourra être considérée vérité scientifique. Cette vérité sera provisoire car elle sera dépassée et englobée dans une nouvelle hypothèse intégrant de nouveaux faits. « Dépassée » ne veut pas dire fausse : la formulation des théories de Galilée est aujourd'hui obsolète ; que la terre tourne autour du soleil reste une vérité scientifique
La vérité dans le domaine de la foi peut se situer au niveau de son contenu. Dans la plupart des religions, celle-ci se définit par des propositions ou dogmes. Ainsi, le chrétien croit « que Jésus-Christ est vrai Dieu, vrai homme, qu’il est ressuscité ». Paul définit le contenu de la foi chrétienne : « Si tu crois que Jésus-Christ est fils de Dieu, tu seras sauvé »(Rom, 10, 9).En fonction de son accord ou non avec tel dogme, quelqu'un peut se dire appartenant à l'église catholique ou non.
Mais la foi n’est pas qu’une adhésion rationnelle à une formule dogmatique. Elle est essentiellement relation à une personne, celle de Jésus-Christ : « Je crois en Jésus-Christ ressuscité » signifie que je donne ma foi, à Jésus Christ, en qui je me fie ; toute ma vie sera orientée par sa relation avec cette personne.
Quelle est la vérité d’une affirmation comme « Je crois en Jésus-Christ ressuscité ? »
Deux aspects sont à maintenir ensemble suivant un dosage particulier à chaque cas.
En ce qui concerne le contenu : « Je crois que Jésus-Christ est ressuscité ». La formulation et le contenu de cette définition dogmatique ont évolué et évolueront constamment en fonction des cultures. Il est intéressant de noter qu’à la différence du Coran, Jésus n’a pas voulu que la foi chrétienne soit basée sur un texte unique qu’il aurait dicté, mais repose sur des témoignages de ses disciples. Les évangiles ne racontent pas la vie de Jésus, mais le message et l’impression que le Christ a faits sur eux. L’Église a toujours refusé de réduire les évangiles à un seul écrit qui contiendrait le texte orthodoxe.
La recherche historique peut saisir des étapes de cette évolution : ainsi en ce qui concerne la prise de conscience de la conception virginale de Marie, l’exégète notera qu’au huitième siècle avant J.-C., Isaïe annonce que les promesses de Dieu envers Israël seront tenues parce que « une jeune fille » (‘almah) (Is 7, 14) est enceinte, annonçant probablement la naissance du futur roi Ezéchias (2). Cette annonce deviendra chez Mathieu, citant le texte d’Isaïe, dans la traduction grecque de la Septante, « Voici que la vierge (parthenos) enfantera un fils ». Cette traduction interprète la réalisation de la promesse de Dieu par la conception virginale de Jésus par Marie. L’historien peut retracer les évolutions du contenu dogmatique suivant les conciles. De même pour l’Eucharistie où l’influence des querelles théologiques avec Luther joueront un rôle déterminant.
Il est essentiel pour la formulation d’une vérité de foi que chaque génération et chaque croyant se réapproprient en fonction de son histoire, de sa culture de ses représentations et cherchent à tirer du neuf de l’ancien, non pour nécessairement revenir aux pratiques d’origine, mais pour saisir si cet écart, cette dynamique sont un approfondissement, un enrichissement de la foi ou au contraire une déviation. C’est le propre de l’homme de vouloir s’approprier ce qu’il reçoit de ceux qui l’ont précédé. C’est vrai en sciences, en art. L’importance des études historiques, (histoire, exégèse, études théologiques etc.) est de saisir l’écart qui existe entre l’origine et le point actuel. Il est nécessaire qu’il y ait une autorité pour faire ce travail et définir le contenu de départ, à condition qu’elle soit ouverte au travail de l’Esprit de qui procède le vrai dynamisme du peuple chrétien par la Bonne Nouvelle d’une Parole de Vie (3) et non pas pour défendre à tout prix un patrimoine sclérosé. C’était l’objectif du dernier concile, de Vatican II, qui n’a malheureusement pas pu aller au bout de ses intuitions.
En ce qui concerne l’aspect relationnel avec Jésus, (« Je crois en Jésus Christ ressuscité »), l’Évangile, lui-même relate différentes situations : Christophe Théobald est sensible aux relations variées que les différentes populations entretiennent avec Jésus (4) : les démons reconnaissent que Jésus est le Messie. Ils n’ont pas la foi.
À de nombreux malades, Jésus dit « Ta foi t’a sauvé ». De quelle foi s’agit-il ? Certainement pas de la foi au Christ ressuscité, impensable avant la résurrection. Il s’agit d’une foi primaire, celle d’un malade qui souffre et qui reconnaît en Jésus la possibilité d’une guérison : il a confiance en cet homme qui peut le sauver et que souvent, il ne reverra plus après sa guérison.
Quand Pierre dit à Jésus « Tu es le Messie, tu es le Christ » (Mc 8, 29) (5), que dit-il ? Pour lui, Jésus est le Messie, l’oint de Dieu qui va restaurer le royaume de Dieu en libérant Israël des Romains. Selon M. Bellet, ils sont « dans l’illusion » car ils rêvent d’un messie guerrier triomphant, alors qu’il mourra comme messie souffrant. Ils sont dans une « vérité provisoire », non pas fausse mais partielle. Ce n’est qu’à la fin de leur vie, quand ils donneront leur vie pour le Seigneur, qu’ils approcheront de la vérité totale, que leur foi en Jésus-Christ ne sera plus simplement une formule, mais qu’elle aura tellement transformé leur vie, qu’ils auront été, comme dit Paul, « transfigurés » en Jésus-Christ, et donneront leur vie pour lui, comme lui avait donné la sienne pour eux.
Dans sa parabole du jugement dernier (Mt 25, 1ss,) le Christ présenté comme le Juge des derniers temps, ne demande pas aux jugés s’ils confessent Jésus-Christ, Fils de Dieu, mais il leur demande comment ils l’ont traité en la personne du frère, malade, persécuté… frère : « J’étais en prison.. ?. Mais Seigneur, quand donc t’avons-nous vu...? »
Les vérités de foi sont-elles relatives ?
Dans un entretien (6), Maurice Bellet parlait de deux tentations du christianisme :
- le style doctrinaire et intégriste avec la prétention à la vérité absolue. Cette tendance aboutit au « Hors de l’Église pas de salut »
- Le relativisme : il n’y a pas de vérité absolue, chacun a son opinion, chacun sa vérité, toutes les religions sont égales et ont une parcelle de vérité.
Pour lui, ces deux formes, apparemment très différentes, ont entre elles une grande complicité : le refus de s’affronter à la question de la vérité, de la travailler, avec cette conviction sous- jacente : « la vérité est ma propriété ».
Or Jésus Christ a dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie » La relation à la vérité est une « attitude en chemin ». La grande vérité est effectivement une voie qui passe par la dépossession de la vérité. Car dans la foi, c’est Dieu qui est visé. Or Dieu lui-même est insaisissable. Seul Jésus est celui qui révèle le Père... je ne peux jamais le saisir. L’humilité de la foi est une épreuve radicale par rapport à la Vérité.
Comme en physique, le domaine de la vérité est le domaine de la relativité, à ne pas confondre avec celui du relatif : pour qu’une parole soit vraie, il ne suffit pas qu’elle soit factuellement vraie, il faut que la relation soit vraie entre celui qui parle et celui qui la reçoit. La parole de Jésus instaure entre celui qui l’entend et lui-même une relation vraie. Ce qui suppose, pour que cette vérité parle vrai, qu’elle soit à l’écoute de ce que l’autre peut vivre. Il y a une double écoute, de la parole de Dieu et une écoute de l’autre. La vérité advient quand il y a une coïncidence entre cette écoute respectueuse de la parole de Dieu et l’écoute de l’interlocuteur.
La présence du chrétien au monde n’est pas de se rendre acceptable ; Jésus n’a pas été accepté du monde politique et religieux. C’est d’être dans une relation de justesse. La vérité relationnelle survient quand il y a adéquation parfaite entre ce que quelqu’un dit et ce qu’il fait. Or celle-ci n’existe qu’en Dieu et son envoyé Jésus Christ. Quand il s’agit de l’Évangile, je ne suis jamais dans cette coïncidence car la vérité selon l’Évangile c’est l’Agapé. En effet il ne s’agit pas de parler sur la charité ; Il faut que ma pensée soit charité dans l’écoute de Dieu et dans l’écoute de l’autre. La vérité de sa parole est dans l’effet que cela produit. La véritable écoute crée, pour celui qui est entendu, la certitude d’être accueilli : « Tu es mon fils je t'ai engendré aujourd'hui ». La parole évangélique instaure une relation telle que l'autre est mis en cause dans sa relation avec la vérité, et lui permet d'exister
La foi est-elle personnelle ou collective ?
La foi est éminemment personnelle, car elle se joue au niveau de la relation entre telle personne particulière et celle de Jésus-Christ. Elle s’exprimera de façon différente suivant les époques, les étapes de la vie et le tempérament de chacun, comme la griffe d’un artiste est extrêmement singulière. Il ne peut y avoir de mesures communes de cet engagement de foi ; elle est l’affaire personnelle de chacun, en fonction de son engagement qu’il a lui, telle personne singulière, avec son tempérament, vivant à telle époque, telle représentation culturelle et expression cultuelle. À ce niveau, il ne peut y avoir de mesure universelle ; elle est fonction de chacun. Aucun contrôle extérieur ne peut décréter que la relation personnelle de Monsieur X avec Jésus Christ n’est pas vraie ou inférieure à celle de Mr Y.
Mais le croyant n’est pas un individu isolé sur un archipel perdu, car la foi, comme pour le langage par lequelelle s’exprime, lui vient d’une langue et d’un langage dont il n’est pas le créateur, mais qu’il a fait siens ; elle l’insère dans l’histoire d’un peuple qui vient de bien plus loin que de sa propre histoire et qui dépasse largement sa propre histoire. C’est pourquoi l’épître aux Hébreux, quand elle parle de la foi, évoque la longue marche d’un peuple de témoins. (Hébr. 11, 4) « Par la foi Abel… ». Comme dans une longue chaîne familiale, chacun a conscience d’occuper une place particulière qui nécessitera peut-être certaines ruptures, mais à laquelle, même alors il continuera d’appartenir. Si je crois aujourd’hui, c’est à cause de cette Bonne nouvelle de l’Evangile qui m’est venue par la tradition de l’Église ; mais c’est aussi à cause de tous les témoins actuels qui rendent crédible et vivante cette tradition, même si elle a besoin d’être fortement décontaminée.
Est-ce une réponse de Normand ? En tout cas, c’est la mienne pour le moment…
Antoine Duprez
(1) N’étant pas scientifique, j’accueillerai volontiers les remarques de scientifiques.
(2) Cf. J. Moingt, L’Esprit du Christianisme, Paris, 2019.
(3) D. Collin, L’Évangile inouï, Paris 2019, p.67.
(4) C.Théobald, Urgences pastorales du moment présent ,Bayard 2017.
(5) Cet exemple est intéressant car Matthieu 16, 16 développera la confession de foi qui deviendra la référence dans les commentaires catholiques : « Tu es Pierre et sur cette pierre , je bâtirai mon Église et les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle » Pour la grande majorité des exégètes, la formulation de Marc est originale ; celle de Matthieu, postpascale, exprime la foi de la communauté chrétienne matthéenne.
(6) M.Bellet, « La vérité », conférence KTO disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=imRjTSNT4iY