Vers une société sans contact
Dans les commentaires que l’on peut entendre ou lire, quelle qu’en soit l’origine politique, on trouve fréquemment l’idée que cette crise est l’occasion de la gestation d’un monde nouveau. La situation actuelle est par exemple comparée à la phase de «liminarité » des rites d’initiation, selon la théorie de Van Gennep (1). Si on accepte cette comparaison, cela signifie qu’il y a passage d’un monde ancien à un monde nouveau, radicalement distinct ; et que le nouveau monde sera supérieur à l’ancien, comme l’adulte est supérieur à l’enfant. Si la crise est un moment terrible à passer, il y a donc matière à se consoler : « ce sera mieux après » ! En fait, si on laisse l’ensemble évoluer sous la domination des forces économiques, c’est le «nouveau monde» d’avant la crise qui nous est promis. Le changement ne sera qu’un simulacre.
Cette façon d’interpréter ce qui nous arrive est perceptible dans de multiples domaines, le travail, le sport, la culture, la convivialité ordinaire, dont on peut donner quelques exemples, et en faire une première critique. Le dénominateur commun de toutes ces activités, c’est l’émergence du «sans contact» comme type de rapport à l’autre. Le «sans contact» physique ne faisant que refléter le «sans contact» social.
Le télétravail pourrait être largement pérennisé ; selon une étude de la Dares, cela concernait en 2017 1.8 millions de salariés ; actuellement, avec le confinement, ils sont 6.6 millions, et 55% des français sont favorables à cette idée. Certes, cela présenterait des avantages évidents du point de vue écologique, notamment par la réduction des transports, et des possibilités de rééquilibrage territorial, en désengorgeant les conurbations urbaines. Mais comment ne pas voir que cela se traduirait aussi par l’absorption de la vie privée par la vie professionnelle, autrement dit, par l’intrusion du marché jusqu’au sein de la famille ?
Depuis longtemps déjà, les grands musées du monde peuvent être visités en virtuel, grâce à Google. Même le spectacle vivant fait irruption dans les foyers. L’opéra de Paris offre chaque semaine des spectacles en streaming, Nul besoin de réunir les musiciens pour former un orchestre ; des grands concerts, à l’instar de l’opération One World Together orchestrée par Lady Gaga le week-end des 18 et 19 avril peuvent réunir des musiciens éparpillés aux quatre coins du monde.
La salle de sport, coûteuse en entretien, devient superflue quand à travers les écrans des professeurs de yoga peuvent assurer leurs séances. Les manifestations sportives à huis-clos pourraient avantageusement se poursuivre, évitant ainsi tous les inconvénients des grands rassemblements de masses humaines dans les stades. Pour ce qui est de l’ambiance, côté joueurs, il y aura des effigies de spectateurs en carton dans les tribunes (cela se fait déjà en Allemagne au Borussia Mönchengladbach), avec des applications permettent aux téléspectateurs de faire entendre leurs applaudissements, cris et chansons, et à Taiwan, avec robots jouant du tambour
La convivialité classique est bien-sûr assurée par les apéros-Skype, Messenger, Google Duo, ou autre…
Comme le chantait Bécaud, «la solitude, ça n’existe pas» ; la ressentir ne peut provenir que d’un défaut d’équipement numérique. L’ONG Equality Lab promet même, avec la réalité virtuelle, des expériences sociales plus riches que les rencontres ordinaires ; imaginez : avec des lunettes VR, vous pouvez revoir votre pays natal, nager avec les dauphins, vous balader sur la Grande Muraille de Chine ou dans les pyramides…
Grâce aux petits écrans et à tous les sortilèges des nouvelles technologies de communication, l’impression d’être ensemble est devenue suffisamment forte pour que l’on puisse envisager de s’en contenter à l’avenir.
Le sans contact concerne jusqu’aux objets. Non seulement il devient proscrit de toucher les autres, mais il ne faut plus non plus toucher ce qu’ils ont touché. La possibilité de payer avec sa carte bancaire sans effleurer les petites touches est portée à 50 euros, comme on sait. En Chine, des dispositifs sophistiqués permettent d’utiliser les ascendeurs ou les distributeurs de billets sans toucher les boutons.
Il faut démystifier tout cela. Certes, ces succédanés sont les bienvenus dans la période de confinement. Mais suggérer leur suffisance, ou comme parfois, leur supériorité est une imposture. Jamais ils ne pourront remplacer la présence réelle, la proximité physique, dans aucun domaine que ce soit.
L’exemple le plus sensible est celui du télé-enseignement. Le cours prodigué à distance, comme les instructions organisant le travail des élèves n’a rien à voir avec le fait d’avoir devant soi les élèves rassemblés, d’interagir avec eux de façon très fine, accélérer, ralentir, revenir en arrière, s’arrêter, reprendre une explication, tout cela en fonction des petites signes, rumeurs, expressions des visages, pertes d’attention perçues…
On peut en dire autant des réunions professionnelles qui ne peuvent pas s’accomplir de façon aussi productive en télé-travail, des télé-consultations médicales, ou des conférences internationales, dont on sait que l’essentiel se passe souvent au cours de rencontres informelles dans les couloirs. Cela n’est d’ailleurs pas pour rien dans l’inefficacité des instances européennes dans cette crise.
Pérenniser ces pratiques professionnelles et sociales, ce serait, enfin, et surtout accepter que la logique des algorithmes l’emporte définitivement sur l’appréciation des humains.
Il faut prendre conscience que la nouvelle vision du lien social qui émerge ainsi n’est pas vraiment nouvelle, mais s’inscrit au contraire dans l’histoire longue de la solidarité. (2). On peut en saisir des indices dans le vocabulaire très généralement employé ; le terme de «distanciation sociale» s’est naturellement imposé, alors qu’au sens strict, il aurait fallu dire «distanciation physique» (3). De la même façon, il est paradoxal de parler de «gestes barrières» (pas de serrements de mains, pas de bises) alors que précisément il s’agit de non-gestes ! Ce à quoi on assiste n’est pas la mise entre parenthèses des formes de sociabilité traditionnelles, mais l’émergence d’une nouvelle forme de sociabilité que l’on peut qualifier, si l’on peut dire, de solidarité du «sans contact».
Autre symptôme : l’habitude de prendre ses distances physiques, de ne plus «se faire la bise» était déjà adoptée par un certain nombre de nos concitoyens bien avant le coronavirus. Qui n’a pas observé (ou ne s’est pas livré), au début de mars, à des manifestations de soulagement, ou même de satisfaction de voir cette norme être imposée ? Comme il s’éloigne le temps des slows langoureux dansés «joue contre joue» comme le chantait Aznavour ! Il n’en reste que quelques vestiges dans les banquets des aînés. Depuis longtemps la danse est devenue agitation individuelle, à distance les uns des autres… Ce serait une erreur de prendre tout cela pour anodin. Les très anciennes études de proxémique d’E.T.Hall démontrent que la façon de se situer dans l’espace les uns par rapport aux autres est constitutive d’une culture, et diffère d’une société à l’autre.
Les inconditionnels du progrès numérique balayent ces critiques, en alléguant qu’il est fort aisé d’inventer de nouvelles formes de marques de sympathie et de respect. Après tout, le progrès (comme les virus) ne vient-il pas des sociétés asiatiques ? On sait qu’elles n’ont jamais promu les contacts (encore que le sumo…) et que les saluts s’y prodiguent à distance. Et puis il ne va-il-pas de soi que les émoticônes et les emojis sont largement suffisants pour couvrir toute la palette des sentiments qui accompagnent les messages ?
Marcel Gauchet avait dès 1998 repéré cette évolution (4). En parlant d’ un individualisme de déliaison ou de désengagement. Il montrait comment l’adhésion se lie à la possibilité de retrait, et comment l’individu occulte le fait de vivre en société. Il notait aussi la convergence de ce trait avec la place que prenait le marché dans l’ensemble de la société.
Une nouvelle étape est aujourd’hui franchie, semble-t-il ; les attitudes recommandées pour éviter la propagation de la pandémie sont celles qui de toutes façons étaient en train de gagner du terrain. La crise est de ce point de vue un catalyseur, un révélateur ; un accélérateur, bien plus qu’une précaution provisoire. Dans le couple de Gauchet engagement/désengagement, le second terme a eu raison du premier. La défiance ne précède plus la confiance, mais l’exclut définitivement. Alors qu’en Inde, il ne s’agit que de la dernière caste, chez nous, demain la société entière sera celle des intouchables, au sens propre, comme au sens social ; l’homme est un danger pour l’homme.
Nous arrivons au point ultime de la destruction de la société, non par la pandémie, mais par elle-même. Même si – ce qu’il faut évidemment espérer – un médicament et/ou un vaccin viennent à bout du Covid-19, cette destruction continuera à s’opérer du fait de l’évolution économique et sociale, si on la laisse se dérouler, au gré des forces dominantes du marché. Il faut raisonner de façon un peu marxiste, en prenant conscience qu’il y a toujours des infrastructures qui déterminent des superstructures. Il ne faut plus chercher les premières du côté de l’industrie lourde, ou des industries extractives ; elles ne se trouvent plus dans les modes de production matérielle, mais sont précisément aujourd’hui ces nouveaux modes d’interaction distante qui s’instaurent, dans les entreprises, dans le sport, dans les loisirs, dans la culture.
Si l’on refuse cette société qui vient, il faut refuser la fuite aveugle dans le «tout numérique», ce qui ne signifie pas non plus s’opposer systématiquement à ce que ces technologies peuvent apporter de meilleur; mais il faut que des forces politiques, après inventaire, imposent le tri dans ces nouvelles pratiques.
Maurice Merchier
[1] Vanessa Oltra et Gregory Michel, " Penser l’après : Le confinement, un rite de passage ? " sur le site The conversation.
[2] On pense ici à Durkheim, qui théorise le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique. Il conviendrait de le prolonger, car il y a eu d’autres mutations, jusqu’à celle d’aujourd’hui.
[3] le premier ministre semble en avoir pris conscience, en faisant la rectification lors du débat au Parlement du 28 avril.
[4] Marcel Gauchet, " Essai de psychologie contemporaine I. Un nouvel âge de la personnalité ", Le débat 99, mars-avril 1998
Source : Encyclopédie du changement de Cap, Lettre d'information n° 27