Mesurer ce qui compte vraiment
Beaucoup de responsables économiques et politiques affirment que la sortie du confinement imposé par le virus devrait nous conduire dans un « monde d’après ». Pour éviter de se fourvoyer à nouveau dans les impasses du « monde d’avant », il ne suffit pas de prêcher des politiques généreuses, il faut d’abord interroger les concepts et les évidences avec lesquels nous interprétons le réel.
La plupart des programmes que l’on nous propose invoquent la nécessité d’une croissance soutenue mesurée par le « Produit Intérieur Brut » (PIB). Des économistes, sociologues et philosophes, fondateurs d’un « Forum pour d’autres indicateurs de richesse » (FAIR), viennent de publier une tribune intitulée « Se libérer du PIB pour mesurer ce qui compte vraiment ». Ils notent que depuis la fin des années 1960, « le gâteau du PIB à partager devient, en grossissant, de plus en plus toxique pour la vie, le climat, la biodiversité, la qualité de l’air, de l’eau, des mers et des sols. Qu’il s’est accompagné de l’explosion des inégalités mondiales. Qu’il met le travail sous pression en lui faisant perdre son sens ».Ils dénoncent la « sacralisation » de la croissance présentée comme un « raisonnement d’évangile » sans qu’on ait pris la peine de définir politiquement la hiérarchie de « ce qui compte vraiment » : « Le PIB ne tient aucun compte de la dégradation des patrimoines écologiques, des activités bénévoles, du travail domestique, de l’évolution des inégalités » (1).
Deux des grandes maladies qui plombent les budgets sanitaires des sociétés modernes sont l’obésité et le cancer. Elles me paraissent hautement symboliques des désordres humains provoquées par cette fétichisation de la croissance. Dans l’organisme, lorsqu’une fonction s’autonomise, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est plus reliée à̀ la totalité du corps, elle est en « croissance », et les maladies surviennent. L’obésité et le cancer sont deux exemples de ces excroissances fabuleuses : pour la première, ce sont les kilos qui augmentent et s’accumulent, pour la seconde, ce sont les cellules malades en pleine expansion. La circulation et les rythmes du vivant sont brisés. L’économie est affectée par les mêmes phénomènes.
Au moment où la société française risque d’étouffer entre la crispation sur les avantages acquis et l'idolâtrie monétaire, il nous reste à « tenter de vivre » et à retrouver le goût de réconcilier l'échange des choses et le commerce entre les hommes. Pour cela, il convient de lutter sur deux fronts, le mondial et le local. Au plan international, c’est le sens du combat pour la reconquête par les citoyens du pouvoir politique sur une spéculation financière sans foi ni loi qui constitue une priorité. Au plan local, on pourrait évoquer toutes les initiatives d'épargne alternatives et solidaires, les placements éthiques, des échanges non monétaires. Bien plus que dans les changements de look de vieux partis fatigués se travaillent là, concrètement, les nouvelles formes de l'art politique et de la citoyenneté sociale.
Dans cette phase historique de rupture majeure entre l'échange entre les hommes et l'échange des choses, il nous faut créer des zones civilisées d’un « nouveau commerce ». Cela consiste à inventer des règles d'art de vivre le temps, l'espace, l'échange, la monnaie, la consommation. Il ne s’agit pas de se couper de la totalité du monde, mais de l'habiter en redonnant sens à de l'échange qui ne soit pas seulement monétaire. Si la démocratie et la citoyenneté ont un sens, elles posent en principe que tout être humain peut apporter quelque chose à l'échange public. C’est la vielle lutte de l’homme contre la barbarie qui continue, celle du refus d’un monde où il n’y a ni sens, ni loi.
Bernard Ginisty
(1) Jean Gadrey, économiste, Florence Jany Catrice, économiste, Dominique Méda, sociologue,Patrick Viveret, philosophe et Célina Whitaker, chercheuse en sciences sociales, membres fondateurs du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), Se libérer du PIB pour mesurer ce qui compte vraiment in journal Le Monde, 17-18 mai 2020, p. 32.