Tirons les leçons du grand malheur actuel
Bruno Latour a osé dire avec raison : « Ce serait absolument terrifiant de ne pas profiter de cet arrêt général pour ne pas infléchir un système dont on sait… qu’il nous précipite vers une catastrophe par rapport à laquelle celle du virus actuel est un minuscule petit problème ». [1]: Il était conscient que ces propos pouvaient paraître indécents puisque la situation actuelle est dramatique pour certains : ceux qui meurent loin de leurs proches dans les EHPAD et les hôpitaux (et que famille et amis ne peuvent même pas accompagner dignement à leur dernière demeure, comme on dit) les femmes et les enfants victimes de violence et tous ceux qui subissent le confinement à l’étroit dans un petit espace.
Quand Bruno Latour évoque une catastrophe de beaucoup plus grande ampleur que celle du coronavirus, c’est de la mutation écologique en cours dont il parle, de l’augmentation de la température que notre société entièrement folle observe avec une certaine inconscience. Il y a donc deux catastrophes qui sont enchâssées l’une dans l’autre qui doivent nous amener à penser un autre avenir.
C’est aussi l’avis de la convention citoyenne pour le climat (qui aurait dû rendre compte maintenant de ses travaux) qui nous dit : il ne faudrait pas que les mesures qui seront prises pour sortir de la situation sanitaire actuelle, nous amènent à accélérer le dérèglement climatique.
E. Macron a déclaré lundi 13 avril : « Sachons nous réinventer, moi le premier ». Aidons-le donc à se réinventer.
Si E. Macron a reconnu dans son allocution que le confinement avait des conséquences beaucoup plus lourdes pour les plus pauvres, il n’a pas pour autant annoncé la réforme fiscale qui s’imposerait. La politique qu’il a menée ces dernières années profite aux riches. Elle n’est nullement remise en cause, jusque-là.
E. Macron avait vanté l’État-providence dans son allocution du 12 mars : « Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie c’est que la santé gratuite sans condition de revenu… ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Ce qui amène Mediapart à écrire : « S’il voulait apporter la preuve de sa bonne foi, {il lui faudrait} annoncer que la privatisation rampante de La Poste – dont le grand meccano avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et la Caisse nationale de prévoyance (CNP) est le dernier épisode en date – est sur-le-champ arrêtée. De même que la privatisation rampante de la SNCF qui ne cesse de liquider le service public ferroviaire ».
Pensons à nous réinventer nous-mêmes
Envisager des changements ne va pas de soi, car tous ceux qui sont aujourd’hui privés de travail et de revenus n’ont qu’une envie : retrouver la situation d’avant. Quant au président du Medef, il en rajoute en disant qu’il ne faudra pas hésiter à revenir sur certains acquis pour relancer la machine.
Cela ne doit pas empêcher de chercher à être lucide. Parmi les changements à opérer, le premier amène à relier crise de l’environnement et crise sociale. En effet ce sont les plus riches parmi nous qui ont l’empreinte écologique la plus élevée (voir dans l'ECCAP l’article empreinte écologique selon WWF/Marin Harvey). La crise de l’environnement exigerait que l’on prenne au sérieux les mises en garde des scientifiques de plus en plus précises et inquiétantes. Mais si les politiques ont fini par reconnaître le sérieux de ces mises en garde en signant en 2015 les Accords de Paris, les décisions qui seraient nécessaires pour les appliquer ne sont pas à la hauteur. Sans parler des États Unis qui se sont retirés des accords de Paris ou du Brésil qui poursuit allègrement la destruction de l’Amazonie. Nous sommes donc en bonne voie pour la catastrophe écologique.
Faute de définir des finalités, nos politiques s’agitent au hasard.
Simone Weil (voir dans l'ECCAP esquisse sur les besoins) écrivait dans L’Enracinement, à une époque où il s’agissait de reconstruire après la seconde guerre mondiale, et alors même que les problèmes de l’environnement n’étaient pas un souci : « La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. Il faut tenter de les énumérer et de les définir… L’absence d’une telle étude force les gouvernements, quand ils ont de bonnes intentions, à s’agiter, au hasard ». Dans cette perspective et de manière très embryonnaire et désordonnée voici une liste de quelques propositions nécessaires pour changer de cap, pour nous réinventer et nous interroger sur ce dont nous avons vraiment besoin. Les changements qui s’imposent sont d’une telle ampleur qu’ils donnent le vertige. Mais il est impossible de se faire illusion.
C’est l’organisation de l’économie mondiale qu’il faut mettre en question. Bruno Lemaire, notre ministre de l’Économie, déclarait récemment : « Je pense qu’il faut que nous tirions sur le long terme toutes les conséquences de cette épidémie sur l’organisation de la mondialisation. Il faut réduire notre dépendance vis à vis de certaines grandes puissances comme la Chine. On ne peut pas avoir aujourd’hui 80 % des principes actifs d’un médicament produits à l’étranger ».
- Il conviendrait de limiter strictement la publicité qui vise à « créer des besoins ». La publicité incite par exemple les enfants à consommer trop salé, trop sucré, trop gras. Ce qui favorise une obésité croissante et des maladies comme le diabète qui font exploser nos budgets sociaux.
- Au lieu de favoriser l’agriculture industrielle encouragée notamment par la grande industrie chimique, c’est l’agroécologie qu’il faut développer. Dans leur petit livre L’agroécologie peut nous sauver, Marc Dufumier et Olivier Le Naire énoncent les cinq voies de la sagesse : lancer la révolution agro-écologique, nourrir le monde, préserver notre santé et notre environnement, lutter contre les inégalités Nord-Sud et résoudre les problèmes migratoires, réconcilier les villes et les campagnes.
- Les avions sont cloués au sol et le tourisme de masse est à l’arrêt. Les prévisions de croissance du trafic aérien dans les prochaines années sont un non-sens pour l’environnement. Allons-nous continuer de rêver que tous ceux qui en ont les moyens puissent parcourir le monde ?
- Les applaudissements à 20 heures pour les soignants sont un des signes d’une prise conscience que les métiers du soin (assurés majoritairement par des femmes), comme celui des éboueurs et autres métiers peu reconnus et mal rémunérés, mériteraient d’être mieux placés dans la hiérarchie des rémunérations. Va-t-on vraiment en tirer des conclusions ? Va-t-on dans la foulée revoir la situation des enseignants ?
- Pourra-t-on envisager la création d’un revenu minimum qui serait d’autant plus importante qu’il faudra aider les salariés qui perdront leur emploi, dans des secteurs comme l’aéronautique ou l’automobile par exemple dont on peut penser qu’ils seront moins importants à l’avenir ?
- Deux « petites » questions pour finir : Comment reprendre barre sur les GAFAM dont les pouvoirs exorbitants sont dangereux pour nos démocraties ? Question annexe sur le numérique : est-il raisonnable de s’engager tête baissée dans la 5G ?
Si l’on refuse pour les prochaines élections présidentielles le face à face Macron-Le Pen, peut-on espérer qu’un candidat aura le courage d’affronter les questions que nous venons d’évoquer dans cette lettre et quelques autres avec ?
Guy Roustang
[1] Interview à France Inter la 3 avril 2020
Source : Encyclopédie du Changement de Cap lettre d’information n° 26