Pâques, libération de nos enfermements
Nous ne fêtons pas à Pâques le couronnement triomphal de la carrière d’un chef religieux. Nous nous remémorons un passage, c’est à dire une précarité, un mouvement, une itinérance. La Pâque juive devait être célébrée debout, le bâton à la main, pour rappeler que l’identité humaine fondamentale réside dans l’Exode. Le philosophe Emmanuel Levinas faisait remarquer qu’il y a deux grandes conceptions de l’existence humaine : la grecque symbolisée par l’Odyssée d’Homère où Ulysse, après bien des pérégrinations revient au point de départ. Le voyage aura été une aventure après laquelle on revient chez soi, à son « corps d’origine ». L’autre itinéraire auquel se réfère le christianisme, est celui d’Abraham, qui partit définitivement de chez lui pour un pays qu’il ne connaissait pas, et celui de Moïse : l’exode d’un peuple qui se libère dans l’épreuve du désert.
Au moment où l’humanité traverse cette immense crise causée par le « corona virus », nous devons retrouver ce « bon usage des crises » (1) que l’écrivaine Christiane Singer n’a cessé de poursuivre dans toute son œuvre. « L’essentiel n’est pas un lieu situé dans un âge d’or, qu’il s’agirait de retrouver. Il n’est de fidélité au passé que dans l’avenir, que dans cet élan vers l’avant ! Dès que l’on s’arrête dans un lieu, c’est déjà un casus belli qui s’annonce : il va falloir le préserver, le défendre. (…) L’essentiel ne peut pas non plus être cherché dans le temps horizontal, le temps qui passe. Il ne peut advenir qu’à l’improviste – comme une déchirure. (…) Ce qu’il s’agit de développer en nous, c’est cette porosité à la Présence, cette capacité d’être à l’écoute. (…) Cette fulgurance, cette surgie d’éternité, qui a lieu dans les circonstances les plus imprévisibles, bouleverse tout ce qui a précédé. Que la volonté de s’en saisir et de la mettre sous le boisseau apparaisse aussitôt n’étonnera personne. C’est ainsi que se fonde toute religion. Se saisir de la grâce ! Oui, la voilà – voilà la Vérité détenue, prisonnière de l'institution ! Or la vérité, on s’en doute, s’est volatilisée depuis longtemps et s’en est allée agir ailleurs (2).
Après l’expulsion du premier jardin, l’Éden de nos naissances charnelles, il nous faut quitter celui de nos constructions humaines. Pâques annonce à l’humanité cette bonne nouvelle formulée ainsi l’apôtre Paul : « Mort où est ta victoire ? » (1 Co, 15, 55). Elle libère « ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclave » (Épître aux Hébreux, 2,15). Pâques invite au risque de vivre et d’aimer par-delà le désarroi d’une société minée par ses peurs et ses obsessions sécuritaires. Dans les six derniers mois de sa vie, alors qu’elle luttait contre le cancer qui allait l’emporter, Christiane Singer a tenu un journal où elle écrit ceci : « Il n’y a qu’un crime, c’est de désespérer du monde. Nous sommes appelés à pleins poumons à faire neuf ce qui était vieux, à croire à la montée de la sève dans le vieux tronc de l’arbre de vie. Nous sommes appelés à renaître, à congédier en nous le vieillard amer !!! » (3).
Bernard Ginisty
(1) Christiane SINGER (1943-2007), Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996.
(2) Christiane SINGER, N’oublie pas les chevaux écumants du passé, éditions Albin Michel, 2005, p. 118-120. Elle précise ainsi sa pensée : « Ce que je dis là, qui semblera dur, mérite un autre éclairage. Souvent c’est le respect d’une tradition, le champ de conscience qu’elle engendre qui crée précisément les conditions pour l’apparition de cette grâce. Mais cette vérité ne se laisse ni enfermer, ni sécher, ni conserver, ni pasteuriser, ni lyophiliser. Elle est insaisissable. Elle change à tout instant de substance, de forme. Elle peut nous traverser comme la foudre, nous frôler comme la brise ou se poser comme une saveur sur notre langue. (…) Il en est de même pour les êtres que nous admirons, qui sont nos guides à un moment et dont nous aimerions qu’ils soient à tout jamais les garants de cet essentiel. Mais il arrive qu’ils nous déçoivent ».
(3) Christiane SINGER, Derniers fragments d’un long voyage, éditions Albin Michel, 2007, p. 59-60. Un mois avant sa mort, elle écrit ceci p. 113-114 : « Je remarquais voilà quelques années qu’en vieillissant, il fallait chaque matin au réveil aller se chercher plus loin. Maintenant il peut m’arriver de partir comme à une pêche miraculeuse sans garantie de trouver dans le fatras du réel celle que j’étais hier encore. L’essentiel est de ne pas m’être attachée à « celle que j’étais hier encore » ni de vouloir coûte que coûte la reconstituer. Il s’agit au contraire de s’éprendre du jour neuf, de laisser l’intelligence de la vie se déployer. Chaque jour se doit d’être une création totalement nouvelle ».