« Le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits » (Edgar Morin)
La perspective du « déconfinement » prochain ouverte par le président de la République a conduit de nombreux observateurs à s’interroger sur « l’après » pandémie du coronavirus. Parmi ceux-ci, Edgar Morin nous livre, dans une double page du quotidien Le Monde, des réflexions particulièrement toniques (1). « À mon avis, écrit-il, les carences dans le monde de pensée, jointes à la domination incontestable d’une soif effrénée de profit, sont responsables d’innombrables désastres humains dont ceux survenus depuis février 2020 ». Pour lui, il est « tragique » que la pensée disjonctive et discursive règne en maîtresse dans notre civilisation et tienne les commandes en politique et en économie.
Le premier résultat de cette épidémie « imprévue » est de nous apporter, écrit-il, « un festival d’incertitudes ». Des « évidences » d’experts s’avèrent catastrophiques : la stratégie des « flux tendus » à la place du stockage et le dogme libéral confiant aux marchés financiers mondiaux le soin de réguler la fourniture des médicaments les plus essentiels, a laissé le dispositif sanitaire français tragiquement dépourvu. La « science » (dans sa conférence de presse du 20 avril, le premier ministre invoquait « les sociétés savantes ») est apparue « ravagée par l’hyperspécialisation » et tentée par le dogmatisme. Cette crise, nous dit Edgar Morin, « est l’occasion de comprendre que la science n’est pas un répertoire de vérités absolues (à la différence de la religion), mais que ses théories sont biodégradables sous l’effet de découvertes nouvelles ».Cette crise planétaire met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre : « elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité ».
Ce qui est en question n’est pas d’abord des ajustements techniques et administratifs, mais notre façon de penser et d’évaluer le monde, c’est-à-dire la question du « sens » Depuis une dizaine d’années, elle réapparaît de façon obsédante dans tous les débats. La vogue de la question du sens me paraît traduire le symptôme d’une fracture tant dans la façon de vivre des sociétés que dans les psychismes individuels.
Cette fracture est celle que nous vivons entre les trois acceptions du mot « sens » : il désigne tout d’abord la signification globale de l’existence, ce que traduit le mot grec Mythos, il indique aussi la direction à prendre, la logique de l’action et des institutions, le Logos, il traduit enfin l’appréhension sensuelle du monde, l’Éros.
Les sociétés, comme les individus, trouvent un certain équilibre dans la mesure où ces trois instances communiquent, même de façon conflictuelle. La crise que nous vivons vient de l’exacerbation des trois niveaux dans une logique de séparation et de consommation. Le Mythos se vit à travers le marché du sens, le New Age, le zapping indéfini entre croyances, philosophies et sagesses. Cela donne lieu à des militances « spirituelles » qui se détournent des miasmes de la politique. Le Logos se décline en une addition de savoirs, de techniques, de démarches rationnelles, scientifiques et institutionnelles. Internet nous submerge d’informations. Quant à L’Éros il s’épuise dans des quantités de jouissances surdéterminées par le marché et la publicité.
L’après-épidémie, nous dit Edgar Morin, sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. « Sachons que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Éros et Thanatos (dieu de la mort dans la mythologie grecque), il est sain et tonique de prendre le parti d’Éros ».
Bernard Ginisty
(1) Edgar MORIN, « Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat », in journal Le Monde, 19-20 avril 2020, p. 28 - 29.