La peste de 1720-1722 à Marseille 1. Sauver des âmes en temps d’épidémie
Il y a trois cents ans, le 25 mai 1720, entrait en rade de Marseille le Grand Saint-Antoine, en provenance du Levant (le Proche-Orient). Plus de 16.000 navires furent reçus au cours du XVIIIe siècle au port de la quarantaine des îles du Frioul, 140 (0,6 %) eurent la peste à leur bord et la maladie se manifesta à 16 reprises seulement dans les infirmeries (le lazaret). Une fois seulement elle en franchit les limites : ce fut à la fin du printemps de 1720.
Marseille dut alors affronter une des plus graves pestes de son histoire. Elle est mieux documentée que les autres car pour les contemporains, les grandes épidémies de peste qui avaient dévasté l’Europe entre le XIVe et le XVIIe siècle faisaient déjà figure de drame d’un autre âge, grâce au système sanitaire fondé sur la quarantaine et les lazarets. Ils ont laissé des récits de ces temps d’exception qu’ils n’auraient pas cru voir renaître.
Marseille est alors une ville presque entièrement catholique, si l’on excepte des galériens « protestants opiniâtres » ou musulmans, peu nombreux, et des négociants étrangers protestants, venus de la mer du Nord ou de la Baltique, dont le séjour dans la ville est officiellement admis comme créateur de richesses. Si des juifs y séjournent, c’est en dissimulant leur religion. Bien plus, la Réforme catholique née du concile de Trente qui a atteint d’abord en profondeur le clergé, s’est diffusée parmi les fidèles en ce début du XVIIIe siècle. Néanmoins l’évêque, Henri de Belsunce de Castelmoron (1670-1755), n’en est guère persuadé.
Il ne comprend pas toujours la piété exubérante d’une population majoritairement analphabète, exagère les entorses à la morale inhérentes à une escale portuaire, s’oppose ardemment à une faible minorité du clergé diocésain qu’il juge « janséniste » – elle comprend essentiellement les pères de l’Oratoire, qui tiennent le collège, et certains de leurs élèves. Lorsque la peste éclate, il la présente comme une preuve de la colère divine à l’égard d’une cité pécheresse, explication traditionnelle issue des attestations d’épidémies de l’Ancien Testament, telle la peste davidienne (2 Samuel, 24). Il précise très vite que ces péchés sont en particulier ceux des jansénistes. Il est difficile d’apprécier dans quelle mesure les Marseillais le suivent dans pareille dénonciation d’un bouc émissaire et ce qu’ils pouvaient savoir du jansénisme. Un siècle et demi plus tard, l’historien jansénisant Augustin Gazier (1844-1922) fera remarquer que dans ce cas, c’est Paris, capitale du jansénisme, qui aurait dû être pestiférée.
On peut d’autant plus regretter cet aveuglement de l’évêque, qui sera constant durant les quarante-cinq ans de son épiscopat, qu’il va démontrer pendant la peste son sens de l’organisation et avoir une conduite très courageuse et même héroïque.
Henri de Belsunce refuse de mettre sa personne à l’abri, comme le faisaient ordinairement les autorités religieuses ou civiles lors des pestes précédentes et comme on le lui suggère. De même que les échevins et les commissaires de quartier (des volontaires pris parmi les notables, dont le plus célèbre est le chevalier Nicolas Roze), non seulement il reste dans la ville, mais il n’est nullement confiné dans son palais épiscopal, sauf pendant quelques jours de septembre où il ne pourra supporter l’effroyable puanteur due aux cadavres. Comme eux, il va se dévouer dans les rues de la ville. Plus qu’eux car il va avoir beaucoup plus de contacts rapprochés avec les malades.
Un premier aspect de son action est celui de chef du diocèse. Il envoie le 29 juillet un de ses vicaires généraux à Aubagne s’occuper des paroisses extérieures à Marseille, car il doit savoir que la ville et son terroir vont être isolés par un cordon de troupes. Il réunit les curés et les supérieurs de communautés religieuses masculines à la fois pour « prendre avec eux les mesures les plus efficaces pour les conserver [en vie] » et se soucier de la continuité du culte public et de l’administration des sacrements, alors que des prêtres séculiers et réguliers ont fuit la ville ou se cloîtrent, comme les bénédictins de Saint-Victor, qui se sont enfermés dans l’abbaye. D’autres se sont réfugiés dans une bastide du terroir – c’est le cas du père Feuillée (1660-1732), célèbre botaniste de l’ordre des Minimes. Il a tenu son journal, précieux témoignage sur la peste dans le terroir, révélateur aussi de son unique souci de préserver sa précieuse personne pour la science alors que les membres de sa communauté se dévouent auprès des pestiférés. H. de Belsunce se souciera ensuite d’obtenir le retour ou la venue dans la ville de membres du clergé susceptibles de remplacer ceux qui sont morts.
Mgr de Belsunce va agir lui-même auprès des malades. Il a un grand modèle qui ne va pas cesser de l’inspirer, celui de saint Charles Borromée (1538-1584), archevêque de Milan, le prélat exemplaire par excellence de la Réforme catholique. Lors de la peste qui a ravagé sa ville épiscopale en 1576, il a ignoré le danger et s’est dévoué auprès des pestiférés. Comme saint Charles, son action va encourager une partie du clergé, qui l’imite et se dévoue dès le début de l’épidémie. Certaines communautés vont être fortement frappées par la peste, en particulier les franciscains – observantins, capucins et récollets (branche non reconstituée en France après la Révolution) –, les jésuites aussi, qui eurent parmi eux 18 morts, 9 « réchappés », comme l’on disait, et deux pères qui ne furent pas atteints. Tous les mercédaires seraient morts (l’ordre de la Merci rachetait les chrétiens esclaves en pays musulman). Leurs voisins récollets vont enterrer les derniers et l’un d’eux se risque à aller chercher le ciboire dans le couvent désert. D’autres ordres ont de lourdes pertes – la plupart des ordres mendiants et aussi les chanoines de Saint-Antoine (antonins), ordre hospitalier, ainsi que les membres du clergé séculier restés dans la ville. Un cinquième du clergé marseillais serait mort.
L’action de l’évêque et des religieux est double. Ils distribuent d’abord des charités, soit des aliments ou des pièces de monnaie. Mgr de Belsunce y sacrifie ses revenus épiscopaux et sa fortune personnelle. La peste ayant entraîné l’arrêt des échanges portuaires et fortement perturbé l’artisanat, nombre de Marseillais sont au chômage et sans ressources. La peste survient au moment de la maladroite expérience de monnaie-papier tentée par le financier Law. Mgr de Belsunce doit payer les vivres en espèces ; le taux de change des billets qu’il possède est désastreux (son intendant, Jean Goujon, semblerait avoir obtenu 500 livres en monnaie contre un billet de 1000 livres). Exemplaire est l’action du P. Claude Milley, jésuite, très proche de l’évêque. Il a accepté d’être le commissaire du quartier de la rue de l’Échelle, le plus pauvre de la ville. « Il y établit une cuisine, où des filles charitables faisaient le bouillon pour les pestiférés, il allait partout, distribuant des aumônes abondantes aux sains et aux malades. » Il les administrait aussi. Il meurt de la peste le 3 septembre. On notera au passage une rarissime mention des actions féminines qui eurent sans doute lieu pendant la contagion.
Le grand souci de Mgr de Belsunce, qui est celui de tous les prêtres qui se dévouèrent auprès des pestiférés, est qu’ils meurent dans les meilleures conditions, munis des sacrements et surtout qu’ils ne blasphèment pas, qu’ils ne maudissent pas Dieu in extremis. On ne peut administrer aux pestiférés l’ensemble des derniers sacrements. Il semblerait que l’on ait donné la communion en viatique à ceux qui ne semblaient pas susceptibles de vomir l’hostie. Il s’agit surtout d’obtenir de ces malades une confession parfois rapide et de leur faire réciter l’acte de contrition, afin de leur donner l’absolution. Mgr de Belsunce et ceux qui suivent son exemple restent ensuite auprès de ceux qu’ils ont administrés pour les « réconforter ».
Mais si Henri de Belsunce se conduit en héros indiscutable, il est difficile de le considérer comme un saint à cause de son manque de charité et même sa mauvaise foi à l’égard des jansénistes – ou du moins ceux qu’il jugeait tels. Il affirme qu’ils ont pour la plupart quitté Marseille ou qu’ils n’ont pas pris part à l’action charitable et sacramentelle – mais il les avait interdits de confession. Il faudra attendre la thèse de François-Xavier Carlotti en 2015 pour avoir l’assurance qui si de jeunes pères ont rejoint leur famille lorsque l’évêque a fermé le collège, la génération plus âgée est restée dans la ville et a adopté « une attitude sacrificielle ». F.-X. Carlotti a pu établir en reconstituant les trajectoires individuelles que « onze prêtres, confrères et frères-servants de l’Oratoire moururent de la peste à Marseille ». Mgr de Belsunce affirme que deux oratoriens seulement sont morts. Au sujet de l’un d’eux, le P. Jean-Jacques Gautier (1661-1720), sans doute le prêtre le plus respecté de la ville (il est déjà surnommé, avant la peste, le « saint de Marseille »), mort le 11 septembre, l’évêque s’empêtre dans ses lettres en des affirmations calomnieuses et même mensongères, pour s’efforcer de démontrer qu’il n’est pas mort en « martyre de la charité » comme le proclament les jansénistes. En fait, les oratoriens ne pouvaient que confesser et absoudre in articulo mortis, ce qu’un prêtre interdit peut encore faire. Ils se sont sans doute consacrés aux malades les plus gravement atteints en prenant des risques considérables.
Les églises restent ouvertes jusqu’à la fin août. En revanche les échevins refusent certaines processions – mais non toutes. Mgr de Belsunce fait fermer les lieux de culte le 24 août : les cadavres s’entassent à leurs portes et les échevins voudraient les déverser systématiquement dans les caveaux qui quadrillent le sous-sol de la plupart d’entre elles – on avait déjà enterré dans certains des pestiférés au début de l’épidémie. L’évêque s’y oppose car il craint que la puanteur en fasse des lieux d’infection qui seront ensuite inutilisables pour les célébrations.
Après le paroxysme du mois de septembre, la peste tend à s’atténuer pendant l’automne et l’hiver. En décembre, les « tambours des portes des églises » sont utilisés pour célébrer la messe dans la vieille ville. Ainsi l’évêque lui-même célèbre les trois messes de Noël dans le tambour de la porte de la cathédrale, la Major ; il y a cependant une exception, l’église Saint-Ferréol, dans les nouveaux quartiers (à l’emplacement de la place Félix-Barret), beaucoup moins touchés par la peste. Goujon écrit dans son journal : « Le mardi 24 (décembre), Mgr a entendu la messe de minuit dans l’église Saint-Ferréol ». Si l’on excepte peut-être cette dernière, la réouverture des lieux de culte ne sera autorisée par le commandant de Langeron, en charge de la police urbaine, que le 20 août 1721.
Nous verrons dans un second volet de cette étude comment Mgr de Belsunce s’est efforcé d’obtenir la miséricorde de Dieu par des liturgies d’intercession. Le 31 décembre, dernier jour de cette année terrible, il organise une grande procession expiatoire autour de la ville. Elle part de l’église Saint-Ferréol. Il a d’abord prévu d’escalader le plateau Saint-Michel pour qu’il donne sa bénédiction à la ville et au terroir, puis de suivre les lices extérieures de l’enceinte. Mgr de Belsunce donne sa bénédiction à chacune des portes de la ville. Mais arrivée le long de l’aqueduc, soit au niveau de l’actuel boulevard Charles-Nédélec, « ladite procession a passé dans des cimetières où [est] une très grande quantité de morts de cette maladie contagieuse et dont la plus part desdits mort n’estoit qu’à demi couvert et on y voyaient les testes, les bras et jambes de divers mort et ayant traversé tous ces cadavres, Monseigneur a donné la bénédiction au terroir de ces quartiers-là » (Journal de Jean Goujon).
Il y aura encore l’année suivante un « retour de peste », cependant que le fléau frappera d’autres villes. Le 8 novembre 1721, H. de Belsunce ordonne une grande procession à laquelle assiste « une grande foule de peuple », qui traverse toute la ville, de la cathédrale jusqu’à Notre-Dame de la Garde, à la fois en action de grâce « de la délivrance de cette ville de Marseille » et pour prier Dieu pour Avignon, qui est alors en proie à la peste. Il y aura encore un dernier retour de peste en 1722.
H. de Belsunce s’est aussi soucié du séjour dans l’au-delà de l’âme des pestiférés, en particulier ceux morts sans sacrements et inhumés en « terre profane ». Il a reçu de Clément XI deux brefs (lettre portant une décision pontificale), datés du 14 septembre. Le pape accordait par l’un d’eux l’indulgence plénière (rémission totale des peines en purgatoire dues aux péchés) en faveur des fidèles décédés aux prêtres qui célébreraient pour eux la messe des morts pendant la contagion. Par son mandement du 9 octobre, l’évêque communiquait aux prêtres séculiers et réguliers de la ville et du terroir ces « trésors de l’Église » et les conjurait de « procurer la délivrance (du purgatoire) de tant de milliers d’âmes pour lesquelles on ne songe pas encore de faire faire aucunes prières ». Cet accompagnement dans l’au-delà de ces morts enterrés à la hâte sans les rites de l’Église est un aspect très mal connu de ces temps de contagion.
Régis Bertrand
Aix-Marseille Univ, CNRS,
UMR 7303 TELEMMe,
Aix-en-Provence, France
Bibliographie sommaire
CARRIÈRE Charles, COURDURIE Marcel, REBUFFAT Ferréol, Marseille ville morte. La peste de 1720,Marseille, 1968, dernière éd., Marseille, J. Laffitte, 2016.
JOUTARD Philippe et al., Histoire de Marseille en treize événements, Marseille, J. Laffitte, 1988 (« La peste de 1720 », p. 122-138).
SIGNOLI Michel, La peste noire, Paris, P. U. F., col. Que sais-je ?, 2018.