Le Christ « Passant considérable » (*)
Les fondateurs de grandes religions connaissent en général une longue évolution vers la sagesse et la sainteté. Leur longévité constituait un signe de bénédiction. Or le Christ meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Il se définit comme « Pâques », comme « passage » et, si l'on risque ce jeu de mots, « pas sage ». Il n’est en rien un modèle de mari, de père, de moine, de professionnel ou de vieillard. Sa trajectoire bouscule tous ces états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Ses disciples ne comprennent pas de son vivant l’essentiel de sa « bonne nouvelle », perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux. « Il vaut mieux pour vous que je parte, leur déclare-t-il, car si je ne pars pas le Paraclet ne viendra pas à vous » (Jn 16, 7). Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé à ses frères : « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (Ac 1,11).
Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus. Tous les pouvoirs vont tenter de colmater désespérément cette brèche. L’Évangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsqu’enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « pas-sage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde.
À l’heure décisive de sa mort, les évangélistes nous rapportent ses deux dernières paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46) suivi de « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23, 46). Aucun crépuscule des dieux ne sera aussi radical que la mort du supplicié condamné par les défenseurs des ordres établis politiques et religieux. Mais cet arrachement final au Dieu des religions et des États s’accomplît dans l’abandon confiant au Père. C’est dire à quel point Dieu « se défroque » des oripeaux de puissance et de gloire. Dans son ouvrage intitulé L’humilité de Dieu, le jésuite François Varillon écrivait : « L'Incarnation, si elle avait été éclatante et glorieuse aux yeux des hommes, n'aurait pas révélé l'Innocent. Le monde n'aurait pas manqué d'intégrer Dieu à son ordre de nuisance. Il travaille d'ailleurs sans relâche à ce que les Églises oublient de Qui elles sont le sacrement, et bien souvent il y réussit. D’où l’actuelle méfiance à leur endroit » (1).
Le temps de Carême rappelle que nous portons tous en nous ce « duel de la vie et de la mort » qu’évoque la liturgie du matin de Pâques. Nous sommes invités à nous arracher hors des sécurités premières symbolisées par l’esclavage des Hébreux en Égypte, et l’appel à « avancer en eau profonde », celle de ces Mers Rouges d’où l’on rejaillit vivant. Itinéraire jamais achevé, toujours à reprendre, où ne cessent d’apparaître les « Veaux d’or » de l’argent et des pouvoirs. Itinéraire où la “ manne ” nourrissante est un étonnement de chaque matin (de l’Hébreu mannou qui signifie qu’est-ce que c’est) et ne saurait être capitalisée sous peine de pourrir (Ex 16, 15-31). Ceux qui entendent aujourd'hui la jeunesse de la Bonne Nouvelle sont invités à vivre de nouveaux « passages » qui seront aussi de nouveaux partages.
Bernard Ginisty
(*) J’emprunte cette expression à Stéphane Mallarmé (1842-1898) qui définit par cette expression le poète Arthur Rimbaud (1854-1891).
(1) François VARILLON (1905-1978), L'humilité de Dieu, Éd. du Centurion, Paris,1974, p. 99-100.