« L’arme bactériologique »

Publié le par Garrigues et Sentiers

En octobre 1978, emprisonné par le système communiste, Vaclav Havel écrivait un texte intitulé Le pouvoir des sans-pouvoirs. Face à un système totalitaire qui se proclamait la vérité du monde, il écrivait que chacun est habité par ce qu’il nomme une « force politique explosive » qu’il compare à « l'arme bactériologique ».

« Ce n’est en aucune sorte une confrontation au niveau du pouvoir effectif institutionnalisé et quantifiable (…) La confrontation a lieu à un tout autre niveau, celui de la conscience humaine, c’est-à-dire à un niveau existentiel. (…) Il s'agit d'un pouvoir qui ne réside pas dans la force de tel ou tel groupe politique limitable, mais avant tout dans une force potentielle enfouie dans toute la société, y compris dans les structures du pouvoir. Ce pouvoir ne s'appuie pas sur ses propres soldats, mais, pour ainsi dire, sur les “ soldats de l'ennemi ” : c'est-à-dire sur tous ceux qui vivent dans le mensonge et peuvent à tout moment – du moins théoriquement – être atteints par la force de la vérité, ou au moins s'y adapter par instinct de la conservation de pouvoir. Ce pouvoir constitue une espèce d’arme bactériologique grâce à laquelle – si les conditions évoluent dans ce sens – un simple civil peut tenir en échec une division entière. Cette force ne participe à aucune concurrence directe pour le pouvoir, mais agit dans l’espace obscur de pouvoir de l'existence humaine. Toutefois, les mouvements qu'elle provoque peuvent déboucher sur quelque chose de visible – et il est difficile de prévoir à l’avance quand, où, comment et dans quelle étendue cela se produira –, sur un acte ou un événement politique, sur un mouvement social, une explosion subite de mécontentement des citoyens, un conflit aigu à l'intérieur d'une structure apparemment monolithique ou simplement un changement irrépressible du climat social et spirituel » (1).

Nous voyons ici apparaître l'idée fondamentale d'un « auto-totalitarisme » social par laquelle Havel échappe aux analyses politiques manichéennes et débusque la secrète complicité de chacun d'entre nous avec les différents totalitarismes, qu'ils soient ceux de l'idéologie, de l'économie ou de l'opinion publique : « Le fait que l'individu ait créé et qu'il crée quotidiennement un système trouvant sa fin en soi, par lequel il se prive lui-même de son identité la pIus intime, ne constitue donc pas une espèce de malentendu incompréhensible de l'histoire, un de ses déraillements irrationnels ni le résultat d'une volonté supérieure diabolique qui, pour des raisons inconnues, aurait décidé de tourmenter une partie entière de l'humanité. Cela n'a pu arriver et cela ne peut exister que pour cette raison qu'il existe manifestement dans l'homme moderne certaines dispositions qui lui permettent de créer ou, tout au moins, de supporter un tel système » (2).

Havel refuse de faire du citoyen la seule victime d'un système extérieur à lui. Il souhaite, à travers « le pouvoir libérateur de la parole », réveiller la conscience de nos complicités avec ce que nous dénonçons.

Aujourd’hui la communauté des nations fait face à un virus qui l’amène à « confiner » plus de deux milliards d’êtres humains. Certains dirigeants, comme Donald Trump, en qualifiant le coronavirus de « chinois » tentent de transformer ce début de prise de conscience universelle en face à face entre deux grandes puissances pour le contrôle du leadership mondial. Dans un entretien publié dans l’hebdomadaire l’Obs, Edgar Morin nous montre que l’enjeu est bien plus profond que cette mise en scène. « Nous sommes une société où les structures traditionnelles de solidarité se sont dégradées. Avec les contraintes que nous subissons, les solidarités vont être renforcées. Nos possibilités de consommation vont être frappées et nous devons profiter de cette situation, pour repenser le consumérisme. (…) Grâce au confinement, grâce à ce temps que nous retrouvons, qui n’est plus haché, chronométré, ce temps qui échappe au métro-boulot-dodo, nous pouvons nous retrouver nous-mêmes, voir quels sont nos besoins essentiels, c’est-à-dire l’amour, l’amitié, la tendresse, la solidarité, la poésie, la vie… Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie et à comprendre que bien vivre, c’est épanouir notre « Je », mais toujours au sein de nos divers « Nous » (3).

Bernard Ginisty

(1) Vaclav HAVEL (1936-2011), Le pouvoir des sans pouvoirs in Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, p. 89-90.

(2) Ibid., p. 84-85.

(3) Edgar MORIN, « Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode vie », entretien in L’Obs du 19 mars 2020.

Publié dans Réflexions en chemin

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