Invitation à « rester à la maison »
Lundi dernier, dans une allocution solennelle adressée à la Nation, le Président de la République nous a informés que nous étions en guerre contre un virus en train de déstabiliser l’économie de la planète et de provoquer de plus en plus la mort de nos concitoyens. Qui aurait pensé, il y a seulement quelques années, à l’heure de la mondialisation triomphante abandonnée à l’intégrisme des marchés financiers, qu’un chef d’État inviterait ses concitoyens à oublier réunions futiles et consommations superflues au nom de ce qu’il appelait « l’essentiel » tandis que l’ensemble des partis politiques se retrouvaient dans une « union sacrée » pour nous supplier de « rester à la maison » afin d’éviter de contribuer à la prolifération de la pandémie ! À l’heure où j’écris ces lignes, je reçois sur mon téléphone portable ce message du « gouvernement français » : « Le président de la République a annoncé des règles strictes que vous devez impérativement respecter pour lutter contre la propagation du virus et sauver des vies. Les sorties sont autorisées avec attestation et uniquement pour votre travail, votre santé ou vos courses essentielles ». Faut-il que la situation soit grave pour qu’un chef d’État impose à son pays un règlement d’internat, de caserne, d’hôpital ou de couvent ne permettant de « sortir » que sur autorisation !
Comment ne pas penser au célèbre propos de Blaise Pascal sur le « divertissement » : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir » (1).
Le spectacle des avenues désertes des grandes villes, des terrasses de café fermées, des visages masqués, de la fuite de tout contact corporel avec autrui est le fruit de cette « guerre » que nous impose un virus. Il ne s’agit pas d’une crise passagère, mais bien de quelque chose qui atteint nos modes de penser et de vivre avec lequel il nous faudra désormais compter. L’invitation à « rester à la maison » ne doit pas conduire à un repli apeuré mais à inventer une nouvelle façon d’habiter le monde.
Enfants, lorsque nous jouions aux gendarmes et aux voleurs, nous menacions nos camarades du fameux “La bourse ou la vie”, qui devait amener rapidement l’adversaire à choisir la vie, et donc à nous laisser sa bourse. C’est à la stratégie exactement inverse que nous ont invités depuis des lustres les grands prêtres de la finance mondialisée. Entre la bourse et la vie, ils ont choisi sans hésiter la bourse et, en guise de « divertissement » l’incitation à la surconsommation et au gaspillage pour l’alimenter. Derrière le jargon scientifique économiste, il s’agit bien d’une question de choix entre les forces de vie et les dérives mortifères d'une société.
Bernard Ginisty
(1) Blaise PASCAL (1623-1662), Pensées, B139, Divertissement.