« Inventer une nouvelle façon d’habiter le monde »
Cette invitation, et cet avertissement, de la chronique de Bernard Ginisty du 19 mars dernier, c'est bien exactement ce qu'on devait lire, ce qu'on devait s'attendre à lire, sur cet « espace de réflexion » que veut être Garrigues & Sentiers. En l'espèce, de « réflexion en chemin » sur les réalités économiques, sociales et culturelles, et sur tout ce qui fait pour nous « signe des temps ».
Qu'il est saisissant d'entendre, dans la parole des gouvernants, dans ces discours, ces annonces, ces constats, et dans une somme de dénonciations impensables il y a à peine un mois ou deux, l'énoncé d'une inversion aussi soudaine de stratégie : la remise en cause de la dogmatique sur laquelle était assise « la mondialisation triomphante abandonnée à l’intégrisme des marchés financiers ». Une religion d'Etat dont le triptyque – la Trinité – se déclinait dans le culte du marché, de la concurrence et pour tout dire de l'argent.
Rien ne sera plus pareil après l'impact de cet événement inouï ? Assurément beaucoup va changer dans « nos modes de penser et de vivre ». Encore faudra-t-il que ce soit en bien – ce qui n'est pas gagné d'avance, loin s'en faut.
L'union sacrée contre la pandémie a soutenu, à ce jour, des contraintes qu'il fallait édicter, mais ces mêmes contraintes ont aussi effacé les frontières entre les régimes de dictature et les pays démocratiques : on avait d'abord cru qu'on ne pouvait pas voir ailleurs qu'en République populaire de Chine, et dans quelques régimes au même point de nature tyrannique, un pays se transformer pour sa population en un camp de concentration.
Ce coronavirus a apporté la preuve contraire parce qu'il ne laissait pas le choix qu'il en fût autrement. Mais les mesures arrêtées pour freiner sa progression laisseront derrière elles un précédent dont, ici ou là, on pourra tout faire, dont on risque de tout faire en les prenant comme modèle et référence.
Il ne suffit sans doute pas d'abjurer la religion du tout–marché, et d'abandonner toutes les dérives et les négations que le culte de l'enrichissement a imprimées dans les valeurs qui font une société juste, libre et humanisée. L'enjeu n'est-il pas d’abord dans la prise de conscience d'une « ardente obligation » qui est placée devant nous, et qui est celle de réinventer et de re-légitimer – d'aucuns diront de "ré-enchanter » – notre démocratie ?
Et, au delà, en termes de priorités conjuguées sur la réparation du social et de l'écologie, dans la mesure d’une obligation différemment mais tout autant – sinon encore plus – exigeante qui est rien moins que celle d'un changement de civilisation. Faisant prévaloir « les forces de vie (contre) les dérives mortifères » d'un système planétaire. Et l’élan de dignité contre les abaissements de la pensée et les asservissements des fils et des filles de l’homme.
Didier Lévy