Réseaux sociaux : du règne de la quantité à la foire aux « amis »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les possibilités infinies offertes par internet permettent aujourd’hui à chacun d’entre nous de disposer, dans un temps abusivement qualifié de « réel » par les informaticiens, d’une documentation mondiale que les plus grands érudits d’il y a quelques dizaines d’années n’ont jamais eue. Par ailleurs, les « réseaux sociaux » nous proposent de multiplier sans cesse nos « amis » aux quatre coins de la planète. Ainsi, chacun d’entre nous est un peu le « roi d’un monde » que l’écrivain et chercheur spirituel René Guénon appelait Le Règne de la Quantité (1). Cette odyssée de l’homme moderne vers la quantité des savoirs et des relations était le thème, dès 1938, du roman initiatique du poète René Daumal intitulé La Grande Beuverie dans lequel, au terme de son aventure, son héros déclare : « Je sais tout, mais je n’y comprends rien » (2).

Peut-être faut-il se souvenir que la philosophie occidentale ne commence pas par une addition d’éruditions produites par des chercheurs en chambre, mais par les Dialogues de Platon où l’itinéraire vers la sagesse va de pair avec la socialité de l’amitié et le débat sur la chose publique. L’étymologie du mot « philosophie » peut se décliner aussi bien en « amitié de la sagesse » qu’en « sagesse de l’amitié ». Elle évoque un chemin vers la connaissance qui n’est pas celui des accumulations de savoirs et de relations, mais comme l’enseigne le renard au Petit Prince de Saint-Exupéry, le temps de« l’apprivoisement » : « On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point des marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi » (3). Je ne sais si ce qu’on appelle les « réseaux sociaux » veulent remplir la fonction de ces « marchands d’amis », mais il n’est pas insignifiant que l’inscription à ces réseaux s’exprime par l’expression « avoir un compte ». L’importance des propos qui s’y tiennent se mesure au « buzz » qu’ils produisent et à la quantité de nouveaux « amis » qu’ils génèrent.

Le chemin de l’amitié, comme celui de la sagesse n’est pas celui des entassements de connaissances ou de relations que l’on pourrait « cliquer » à volonté sur un clavier d’ordinateur. C’est un itinéraire, un exode, jamais achevé qui, pour reprendre le propos de René Daumal, permet de se libérer « des moyens que l’homme emploie pour savoir sans voir ni être vu, comprendre sans prendre ni donner, connaître sans naître ni mourir » (4).

Il est aussi vain de vouloir consommer les propos des « sages » en s’épargnant le long chemin qui les produit que de multiplier des « amis » en ignorant le temps de « l’apprivoisement ». Les vrais amis se rejoignent dans une aventure commune qui les dépasse. Cette conscience d’être toujours en route ouvre à la fraternité des pérégrinants où vont de pair l’amitié et la sagesse.

Bernard Ginisty

(1) René GUENON (1886-1951), Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Éditions Gallimard, 1945.

(2) René DAUMAL (1908-1944)La grande beuverie, Éditions Gallimard, 1973, p. 124.

(3) Antoine de SAINT-EXUPERY (1900-1944), Le Petit Prince, chapitre XXI.

(4) René DAUMAL, op.cit., p. 153-154.

Publié dans Réflexions en chemin

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