Croyant et Incroyant sous le signe de l'incertitude
« .. Si je vais vers l’Orient, il est absent ;
Vers l’Occident, je ne l’aperçois pas
Quand je le cherche au Nord, il n’est pas discernable,
Il reste invisible si je me tourne au midi. »
Job livre de Job23
Que des Chrétiens doutent, que la foi en Dieu soit aux prises avec le doute, des figures exemplaires de la religion catholique en ont témoigné, de saint Augustin « Mais qu’est-ce que j’aime en vous aimant ? » (1), aux métaphores de la nuit, de la « nuit de la foi » de saint Jean de la Croix reprise par sainte Thérèse de Lisieux. Les protestants, eux, reconnaissent le doute comme un attribut secondaire de la foi, Paul Tillich rappelle dans Le courage d’être (2) la formule de Luther : « En dépit de », expression de l’affirmation d’une foi aux prises avec le doute, les angoisses, la culpabilité. Douter, c’est s’interroger, une foi qui ne s’interroge pas verse dans les certitudes fanatiques.
Moins habituelle est la figure de l’athée qui doute de son incroyance. Tel le philosophe contemporain J. Derrida, qui a fait de l’opposition croyance et incroyance, de l’opposition Foi et Raison, un des thèmes récurrents de sa philosophie. Peut-on rapprocher le croyant qui doute, de l’incroyant qui doute ?
Si croyants et incroyants doutent qu’est-ce qui est vrai ? Cela peut-il signifier qu’à notre époque la vérité n’est plus définie comme absolue mais devient compatible avec l’incertitude ? Que nous vivons un temps où des croyants et des incroyants reconnaissent être aux prises avec les limites de leur foi, de leurs savoirs, de leur expérience ? Et si c’est le cas, pourquoi ?
Pour introduire à cette énigme, nous ferons appel au philosophe Jacques Derrida, qui se reconnaît athée et homme de prière, et au jésuite, historien de la tradition catholique, Michel de Certeau, un croyant « cherchant Dieu ».
J. Derrida, « Je passe pour être athée »
À une table ronde organisée à l’université de Villanova lors d’un colloque sur les Confessions de saint Augustin et le livre de J. Derrida Circonfession (3), la question a été posée à Derrida : « Croyez-vous en Dieu ? ». Il a répondu « Je passe pour être athée ». Pour ce philosophe, cette réponse n’est pas une fin de non-recevoir, il l’élucide peu après en précisant : Je ne sais pas, je ne sais pas si je suis croyant ou incroyant.
J. Derrida passe tout à la fois pour un athée, un critique de l’opposition « naïve entre Foi et Raison » et un homme de prière.
Dans Foi et Savoir (4) Derrida définit notre culture contemporaine comme une techno-science, les divers savoirs scientifiques de notre époque produisant des applications techniques à l’origine des machines qui modèlent notre quotidien : téléphone, ordinateur, écrans... Foi et Raison ont partie liée dans cet univers de techno-science où se développe un écart croissant entre le savoir de l’usager qui utilise les machines et le savoir du scientifique qui les a créées. Il revient à la foi d’occuper cet écart : je crois dans la Science, je crois dans le pouvoir des machines, je crois dans la puissance illimitée de la technique pour résoudre tous mes problèmes. L’homme de la techno-science croit dans le progrès, la Raison scientifique, la Raison occidentale et ses valeurs.
L’autre champ du savoir dans lequel s’intriquent la Raison et la Foi est le domaine politique : lorsque les hommes souffrent de l’injustice sociale, leur exigence de justice les porte spontanément vers le « Messie », celui-ci peut prendre forme dans les versions théocratiques de projets politiques messianiques (y compris à notre époque : que l’on songe à la Révolution iranienne), mais aussi dans des versions sécularisées. L’histoire du XXe siècle, l’exemple des Révolutions russes et chinoises ont révélé combien des vérités politiques présentées comme « scientifiques » ont mobilisé la foi de milliers de militants.
Mais Foi et Raison sont aussi aux fondements de la philosophie politique, dans les concepts théologico-politiques qui sous-tendent nos sociétés démocratiques et les vérités des « Droits de l’homme ». Sans la foi dans la justice comme fondement des institutions démocratiques, comment nos sociétés pourraient-elles perdurer ? Comment accepterions-nous l’autorité de leurs institutions ? Cette foi dans les principes se double d’une foi, au sens de confiance dans les relations sociales, le respect de la parole donnée, le respect des contrats, au sens de fidélité dans les divers engagements de la vie civile.
Au colloque, Derrida se laisse questionner par ses pairs sur ses croyances et incroyances, « Si je crois en Dieu ? Tout dépend du nom de Dieu... Je ne trouve pas de nom pour Dieu » (5).
Il ne reconnaît aucune tradition religieuse, y compris celles des religions abrahamiques. Au lieu et place de Dieu, Vérité absolue, Derrida avoue une « nuit absolue ».
Ce qui ajoute au paradoxe de cet athée pour qui la question de Dieu est essentielle c’est un autre aveu : « Je suis un homme de prière, toute ma vie j’ai prié » (6). Il relate comment il prie : il possède un châle de prière, le talleth, qu’il transporte partout avec lui et le soir venu, il le touche, il le baise dans la prière et les larmes. Peut-on prier alors que l’on ne sait pas qui on invoque ? Vers qui on prie ? Oui, dit-il, la raison (philosophique) n’empêche pas un homme dans le malheur, le désespoir, de crier, de supplier, d’exiger, c’est un comportement spontané, la prière vient du cœur (7).
Michel de Certeau, « un cherchant Dieu »
Si J. Derrida affirme une foi, une non-foi sous le signe de l’incertitude, et nous livre ses doutes, peut-on le rapprocher d’un croyant catholique comme Michel de Certeau, celui que Luce Giard définit toute au long de sa vie comme un « cherchant Dieu » (8) ?
Le mot recherche accompagne la foi de Michel de Certeau, il avoue « On n’en a jamais fini avec Dieu ! » (9) mais au contraire de J. Derrida il se réfère à une tradition, la tradition chrétienne dont il est un historien, historien des mystiques du XVIIe siècle, historien de l’Ordre des Jésuites, ordre auquel il appartient. Sa démarche d’historien est aussi une démarche épistémologique : étudier une tradition, c’est aussi s’interroger sur le « lecteur » : Qui étudie? Et pourquoi ? Qu’est-ce qu’être Chrétien ?
Les Chrétiens, les catholiques se réfèrent à l’événement Jésus-Christ, en se fondant sur les textes sacrés : Ancien et Nouveau testament, l’histoire de leur tradition, les Autorités ecclésiales, l’Église.
Les Évangiles nous livrent la vie de Jésus et l’ouverture qu’elle crée, ce que De Certeau appelle la Rupture instauratrice : une filiation par rapport au judaïsme, mais une filiation qui est en même temps un écart et un renouvellement de la compréhension des Écritures. Elle se traduit dans une nouvelle praxis, une nouvelle façon de vivre au milieu des autres.
Le chrétien, dit Michel de Certeau, suit les traces de Jésus, il renouvelle cet écart, c’est-à-dire se réapproprie l’Ancien et le Nouveau Testament : il les commente, les interprète, les vit dans un engagement, en relation avec ce qu’il comprend de son temps. Michel de Certeau, dit Luce Giard, c’est le sentiment aigu de la vérité de la foi chrétienne comme foi en un Dieu qui révèle chaque fois sa vérité comme la vérité de l’homme, c’est-à-dire l’homme d’une époque, dans le drame d’une époque, d’une culture et du langage d’une époque.
Si cette importance accordée au langage et aux textes le rapproche de Derrida qui analyse « Dieu est dans le texte », il existe une différence essentielle : chez de Certeau on ne peut pas lire et encore plus vivre le texte seul, il s’agit d’une « aventure collective » (10). Le chrétien n’existe pas sans l’appartenance à un collectif qui partage avec lui la même foi dans l’événement Jésus Christ .
Autre différence, si pour Derrida, la prière est un acte solitaire, voire « secret », « je confesse que je prie », pour de Certeau même si je prie comme l’Orant, seul au désert, je m’inscris dans une tradition toujours revendiquée parce que vivante ou vivante parce que revendiquée.
Derrida et de Certeau s’entendraient aussi sur la reconnaissance du désir, la foi recouvre le désir de Dieu, le désir n’a rien à voir avec la Raison, il surgit dans sa spontanéité, mais chez de Certeau, le désir se double, met en mouvement la volonté. La foi, devient une volonté de foi, elle s’affirme : « Je crois parce que je veux croire ! » (11) La foi se revendique des valeurs sans lesquelles je ne puis vivre. Michel de Certeau l’exprime par : « Pas sans toi » !
Vérité et incertitude
Si croyant et incroyant doutent qu’est ce qui est vrai ? Ou de quel côté se situe la vérité : du côté de la foi en Dieu ? ou de l’incroyance ?
La condition humaine est universelle et l’homme, quelles que soient les époques, s’interroge sur les fondements de son existence, cherche des vérités qui le soutiennent, donnent sens à sa vie, le protègent du mal.
Mais chaque époque les formule dans son langage propre.
Le domaine scientifique contemporain témoigne, comme l’écrit Ilya Prigogine, prix Nobel de Chimie de « la fin des certitudes », de la place reconnue à l’incertitude. Si Descartes et Spinoza utilisaient le modèle mathématique classique pour fonder la vérité en Dieu, les mathématiques actuelles intègrent le calcul des probabilités, les vérités de la physique quantique ouvrent sur des états possibles. Si La vérité scientifique a changé de statut et n’est plus assortie de l’attribut absolu, il en est de même en philosophie : Heidegger définit La Vérité comme « dévoilement », ce qui la renvoie au contexte des savoirs d’une époque.
Les vérités, dans tous les champs de la connaissance, sont en quelque sorte « contaminées » par l’incertitude et la prégnance du temps présent mais ce serait un contre-sens d’en déduire qu’il n’y a plus de vérité ou de l’impossibilité de parvenir à des vérités, ni même que Raison et Foi recouvrent des démarches identiques.
La foi des croyants, la foi chrétienne se vit « dans le siècle », elle affirme la vérité de Dieu, la Vérité en Dieu mais elle ne se sépare jamais du doute, des angoisses, du tourment du mal.
Lorsque le philosophe J. Derrida, l’historien de la tradition chrétienne Michel de Certeau, substituent à l’autorité des vérités de leurs disciplines, à l’affirmation et à la force de leurs convictions le « Je ne sais pas » ou la « faiblesse de croire », ils témoignent d’une impuissance à cerner l’Absolu, mais dans le même temps, ils prouvent leurs capacités à dialoguer, à s’effacer pour laisser place à l’autre, à l’autre homme baigné dans la même recherche et la même incertitude. Cette reconnaissance n’est-elle pas la condition pour ensemble créer un monde de paix, un monde où Dieu se révèle sous des noms différents, où « Dieu apparaît quand il a disparu dans l’angoisse du doute » (12) ?
Christiane Giraud-Barra
1. Augustin, Les Confessions, Livre X, chap. VI.
2. Paul Tillich, Le courage d’être, Ed. Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval.
3. Jacques Derrida, Saint Augustin, Des Confessions, Ed. L’autre pensée – Stock, p. 84 : « Si je savais, je dirais que je suis athée ou que je ne le suis pas, mais je ne sais pas. Je ne sais pas pour les raisons que j’essaie d’explorer depuis des années et des années. Cela dépend de ce que nomme le nom de Dieu ».
4. Jacques Derrida, Foi et Savoir, Ed Point-Essais
5. La question du Nom : « La question de Dieu est la question du Nom », p. 81.
6. John de Caputo, « Verser des larmes au-delà de l'être » : Derrida et la confession de la prière », dans l'ouvrage cité n. 3, p. 184 sq.
7. Ibid., p. 185 : « Les prières envoyées comme des soupirs, au-delà de l'être, de la vérité et du savoir ».
8. Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Introduction par Luce Giard, Ed collection Esprit /Seuil
9. Ibid.
10. Luce Giard, ibid. : « L'appartenance (chrétienne) revendiquée devait sans cesse être mise à l'épreuve du discernement d'un groupe »
11. Il s'agit de la reprise de la célèbre affirmation de Thérèse de Lisieux.
12. Paul Tillich, Le courage d’être, Ed. Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval, p. 150.