Carême 2020
Ces derniers dimanches, la lecture de la première partie du sermon sur la montagne a été une bonne introduction au temps de carême. Il ne s’agit pas tellement d’une morale que d’un retournement de la vision qu’avait le peuple de sa relation à Dieu et aux autres. Dans ce leit-motiv « on vous a dit – moi je vous dis » Jésus s’adresse à chacun de nous pour nous appeler à « être saints comme votre Père est saint ». Accomplir la Loi, c’est la dépasser totalement, c’est renoncer à la sagesse des hommes qui est folie devant Dieu, c’est aimer nos ennemis, etc. Ce « sermon sur la montagne » est totalement impraticable, sauf si l’Esprit agit en nous. Ce sont des paroles qui nous engagent, sinon elles sont vides, incantations gratuites et naïves.
Préparation de Pâques. Temps de pénitence, affirme-t-on traditionnellement. Encadré par deux jours de jeûne, le mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Le premier nous rappelle que nous « sommes poussière » et la cendre que se versaient dessus les pénitents (« le sac et la cendre »), le second est marqué traditionnellement par le Chemin de Croix pour méditer sur les souffrances du Christ provoquées par le péché (« En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé […] c’est à cause de nos fautes qu’il a été broyé » Is 53, 4-5).
Pourrions essayer d’avoir un autre regard sur notre salut ? En renonçant pour un temps à la vision sacrificielle qui s’est très vite introduite dans l’Église, en référence aux sacrifices – sanglants – du premier Testament ? Au serviteur souffrant d’Isaïe ? Notre « salut » est-il le résultat d’un sacrifice qui lave nos péchés, exigeant nos propres sacrifices de pénitence pour nous ouvrir le paradis ? Y aurait-il aussi une autre perspective que la démarche sacrificielle ?
Le salut ne se réduit pas au ciel, à ce qui nous arrivera après la mort, à ce qu’on désignait par le « salut de l’âme ». Y entre tout le bien, concret, humain, que nous souhaitons à ceux que nous rencontrons. Deux préceptes de Jésus (et seulement deux) sont indispensables pour « être sauvés » : pardonner et aimer. Dieu veut sauver dans le Christ tout ce qu’il a créé en lui, afin que nous soyons unis en lui dans l’amour. Ce salut – et donc le pardon aussi – nous est déjà donné par le Christ, qui a pris sur lui toute l’humanité, se faisant homme jusqu’au bout dans la mort la plus totale, celle des réprouvés dont le souvenir inspire de l’horreur. Ce don de sa vie n’est pas un sacrifice sanglant pour mériter notre rachat, cela serait une lecture de l’Ancien Testament que Jésus n’a pas reprise en ouvrant les « temps nouveaux ». Dans l’économie du salut nos pénitences (nos « sacrifices ») n’ont aucune place. Il est un don gratuit offert avant que nous le demandions, à accueillir, simplement.
Dans une autre façon d’envisager la proclamation de la Bonne Nouvelle du salut, J. Moingt écrit : « Nous avons cru que Dieu réclamait davantage d’encensements et de prostrations, ce qui ne coûte pas tellement d’efforts, alors qu’il nous demandait d’assumer notre part de l’humanisation des hommes qu’il adoptait pour enfants »1. Et Isaïe : « Ce n’est pas en jeûnant comme vous le faites aujourd’hui que vous ferez entendre là-haut votre voix. Est-ce là le jeûne qui me plaît ? […] S’agit-il de courber la tête comme un roseau, de coucher sur le sac et la cendre ? […] Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci : faire tomber les chaînes injustes, délier les attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim, accueillir chez toi les pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras sans vêtement, ne pas te dérober à ton semblable ? Alors ta lumière jaillira comme l’aurore... » (Is 58, 3-8).
Faut-il renoncer à la pénitence, à l’ascèse, au jeûne ? Non, si on accepte d’en revoir la signification. Passer quarante jours de préparation à la célébration du salut exige une ascèse certaine pour nous rappeler l’essentiel, ne pas nous laisser distraire, mener « le bon combat ». À chacun de savoir comment s’y prendre. Nous sommes avertis, suivre Jésus va exiger de prendre sa croix, « le disciple n’est pas plus grand que le maître ». La parole de l’Évangile est pour chacun un événement qui remet sa vie en question, non une parole pieuse de consolation nous laissant inchangés. Alors cette croix, nous ne la choisissons pas, ce que nous choisissons, c’est de prendre le chemin qui nous mène au pardon et à l’amour des autres, chemin d’humanité au service de tous les hommes. Chemin dont nous ignorons tout mais qui ne doit pas être embrumé et disparaître derrière tous nos désirs (y compris de pénitence ou de piété !) qui nous ferment en nous retournant sur nous-mêmes.
Marc Durand
1 – J. Moingt, L’esprit du christianisme, Ed. Temps présent, 2018, p. 271.