Autour de « l’affaire Mila » : «Tout est permis, mais tout n'est pas utile» (1 Co 6,12 et 10,23)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Ce qu’on appelle « l’affaire Mila » est intéressant à plus d’un titre, et non moins agaçant. Ce qu’il faut en retenir relève moins de ce qu’a pu dire une adolescente, qui avait peut-être besoin puérilement de s’affirmer quelque chose à elle-même, que du caractère « radical » des réactions contradictoires des diverses parties (1) de la société.

 

Avec l’imprudence de recourir pour s’exprimer aux « réseaux sociaux » – dont on n’a pas fini de mesurer la nuisance potentielle – la jeune fille a pris le risque d’enflammer la haine de ceux qui se sont senti haïs dans ce qui leur importait le plus. Même s’ils ont tort, c’est un fait. À injure, injure et demie ? Mais quand la « réponse » en arrive aux menaces de mort, cela repose effectivement et crûment la question de la liberté d’expression,  dont on a tellement parlé au moment de « l’affaire Charlie ».

 

Certains défenseurs de la laïcité, y compris récemment le président de la République,prennent la défense du « droit de blasphème », c’est à dire d’une « parole qui outrage la divinité ou qui insulte la religion » (Dictionnaire de l’Académie française). Que l’on ait supprimé en 1881 le délit de blasphème est une chose heureuse : on ne peut condamner à mort (ou à d’autres peines) pour des mots. Notons le paradoxe qui consiste à attaquer non pas les institutions religieuses, qui sont des associations humaines faillibles, et à ce titre parfaitement contestables, mais « Dieu ». Puisqu’il est un être auquel le blasphémateur ne croit pas, ce dernier s’attaque ainsi à rien, inutilement.

 

Le blasphème est une des possibilités offertes par la liberté d’expression. Celle-ci doit rester intangible, sachant qu’elle reste néanmoins passible de poursuites en cas d’abus déterminés par la loi : injures, appel à la haine etc. Que ça puisse devenir un « droit » spécifique (et pourquoi pas un devoir ?) n’est pas sans poser problème. De quoi s’agit-il ? Dans un état laïc comme le nôtre, redisons-le, les religions peuvent – comme ce qui est humain (même si elles revendiquent, elles, un caractère divin) – être critiquées. Certains de leurs membres ont souvent eu ou ont encore des comportements répréhensibles, leur organisation institutionnelle peut choquer… On peut aussi noter aussi, sans grand risque d’être contredit, que tels passages de l’Ancien Testament sont bien sanglants : Caïn et Abel (Gn 4), le Déluge (Gn 7), les massacres sur la route de la terre promise (livre de Josué) etc., que telles sourates du Qoran, en particulier de la période médinoise, recèlent beaucoup d’intolérance vis-à-vis de la liberté religieuse (2) et de violence vis-à-vis des « mécréants »… Encore faut-il, quand on attaque ces livres, citer et référencer les passages incriminés et les situer dans leurs contextes. 

 

Dire « Votre religion, c’est de la merde. Votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir » (cité dans Le Monde du 30 janvier 2020) est une injure gratuite, et ordurière de surcroît, ce n’est pas une critique en raison, démonstrative et donc utile. Que n’aurions-nous pas entendu si Zemmour avait signé une telle phrase ? Le cas de Mila a été classé sans suite par le parquet de la Vienne, conformément à la loi, puisque ce qui n’est pas expressément interdit reste autorisé, et dans un brouhaha médiatique relativement favorable.

 

 « En France, il est possible de critiquer, voire d’insulter une religion, mais il est en revanche interdit d’insulter les adeptes d’une religion. Il existe des dispositions pour lutter contre la discrimination, la diffamation ou l’injure contre les personnes religieuses » rappelle Pierre Breteau dans Le Monde du 30 janvier 2020. Cette distinction de la loi n’est-elle pas un peu hypocrite ? Et si un adepte d’une religion se sent personnellement insulté quand on attaque sa religion, fondement de sa communauté, de façon à la fois grossière et vaine ? Car il ne s’agit pas ici d’arguments, même brutaux, recevables dans un combat idéologique légitime, mais d’invectives simplistes.

 

Tant qu’à blasphémer, on les en a accusés, relisons plutôt les grands « libertins » du XVIIIsiècle. Ils sont plus sévères que bien des caricaturistes d’aujourd’hui. Quand ils contestent les croyances et surtout les institutions religieuses, ils le font plus profondément, avec en général un raisonnement (pertinent ou non) en vue d’obtenir l’adhésion de leur lecteur pour une grande et juste cause : la liberté de penser. Ils y ajoutent du style, ce qui ne gâte rien

 

Sans qu’apparemment on y prenne garde, une question – plus grave si l’on veut croire encore au « vivre ensemble » partout prôné – pointe le nez dans cette revendication de pouvoir pratiquer le blasphème à volonté. On déplore, à juste titre, que le « respect » se perd : dans les familles, dans les rues (voir par exemple chez les automobilistes), à l’école entre élèves ou à l’égard des professeurs, à l’Assemblée nationale parmi les élus, etc. Et manquer de respect à une religion ou à des personnes considérées comme « sacrées » (3) par leurs fidèles serait quasiment souhaitable à défaut d’être utile ? Au nom de quoi ? À quelle fin ? Notre liberté et les Lumières y gagnent-elles vraiment ? Où placer le curseur ? Qu’on explique pourquoi un manque de respect qui est mal ici devient acceptable là.

 

Faut-il punir Mila ? Non, bien sûr, puisque le blasphème n’est pas un crime, ni même un délit. D’ailleurs, ça ne servirait probablement à rien pour l’inviter à plus de modestie et, si elle veut lutter contre les religions (ce qui est son droit), à plus d’intelligence. Cette dernière recommandation serait d’ailleurs aussi utile pour ses adversaires. Feront-ils mieux aimer leur Dieu grâce à des menaces et parfois des actes de mort contre les récalcitrants ?

Marc Delîle

 

(1) Mot pris au sens judiciaire.

(2) Liberté précieuse, menacée à travers le monde, et que l’Église romaine a fini par admettre (Déclaration Nostra Ætate de Vatican II, 1965).

(3) On peut certes considérer que rien n’est « sacré ». C’est un autre problème dont l’exposé réserverait, selon le domaine d’application, bien des surprises. Allez insulter un leader politique en un pays « libéré » de l’emprise religieuse…

Publié dans Réflexions en chemin

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D
« La critique est saine, la haine est regrettable», dit M. D. D’accord, sauf que les deux termes ne s’opposent pas parallèlement. La critique bien argumentée est non seulement saine, mais souhaitable, elle fait avancer à la fois l’auteur critiqué et le commentateur, c’est le principe de la dialectique. La haine est toujours négative, on prétendait même qu’elle devrait être bannie des relations interpersonnelles lorsqu’on combat des idées, comme l’Église qui «condamne le péché, pas le pécheur» !<br /> Sur internet, on trouve, à propos de la haine, l’avis des moralistes, passons…, la «morale» a si mauvaise presse de nos jours… Mais les psychanalystes s’emparent également du sujet et éclairent bien sa pathologie destructrice : « La haine n'attrape pas la vérité, elle l'enserre à l'intérieur d'une pensée immobile où plus rien n'est transformable, où tout est pour toujours immuable : le haineux navigue dans un univers de certitudes» [Heitor de Macedo]. Pire : « celui qui hait dénie toute existence à l'objet de sa haine ; au point de la supprimer si elle se manifeste moindrement […] Il pétrifie l'autre en sorte qu'il n'existe que très peu et, si ce n'est pas suffisant, il le tue» [Pierre Delaunay]. <br /> Je n’ai aucun mépris pour la jeune fille en question, mais plutôt une certaine peine pour elle, qui n’est pas «condescendante» mais réelle et teintée de consternation pour une société qui trouverait cette attitude «normale». On en est là. ? Pour être entendu, il faut être audible, et une agressivité non maîtrisée ne remplace pas un raisonnement même «vigoureux», et affaiblit la critique. Or il n’y a pas ici une critique des religions, mais une simple injure. Celle-ci ne met pas en question son objet, elle est une fuite devant lui.<br /> A 16 ans, on peut avoir des réactions primaires (au sens caractérologique). On peut mettre de la violence dans une expression orale, dans la rage de la riposte. Quand on écrit, on a, en principe, gardé le temps de penser. Car «ce qui est écrit est écrit», ce qu’on semble oublier sur les «réseaux sociaux». A fortiori si, comme M. D. le dit, il existe une explication (justification ?) à l’indignation de cette jeune fille s’énonçant dans des paroles ordurières. Ces dernières ne sauraient être une réponse à ce qu’elle avait subi, encore moins le réparer. Les insultes et les menaces reçues en retour sont — on en est bien d’accord — totalement insupportables et inacceptables. Elles proviennent d’individus probablement anonymes. Les promouvoir en représentants d’une religion entière est tactiquement une erreur. Notons encore que le racisme commence quand on prête à un groupe les caractéristiques, généralement déplaisantes, d’individus assimilés à ce groupe. Le fameux «amalgame».<br /> Pour en revenir au véritable sujet : peut-on critiquer les religions ? Oui bien sûr, et malheureusement elles prêtent plus que jamais le flanc aux critiques. Que signifie néanmoins les haïr ? Surtout, si Dieu n’existe pas que peut-on lui faire avec son doigt ? Et puis, comme le suggérait mon sous-titre : «Tout est (éventuellement) permis, mais tout est-il (bien) utile ?».<br /> Marc Delîle<br /> <br /> PS. : Attention au choix des hérauts de la «liberté d’expression». Voltaire cité a défendu brillamment et courageusement une juste cause dans l’affaire Calas et d’autres. Il n’en était pas moins, même si l’on discute de la portée «morale» et économique de ce fait, actionnaire de la Compagnie des Indes aux activités négrières connues. Nobody is perfect.
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M
L’auteur montre son inquiétude devant les expressions de haine envers les religions, qui, effectivement, peuvent être un moyen détourné de manifester la haine de ceux qui les pratiquent. D’une façon générale on peut regretter toute manifestation de haine, la critique est saine, la haine est regrettable. Mais où est la frontière ? Et surtout, même s’il existe un détournement de la loi pour manifester la haine de certaines personnes en s’en prenant à leur religion (les exemples sont nombreux et viennent de bien des côtés), je pense qu’il faut conserver l’autorisation d’exprimer la haine des religions ou de toute idéologie, sinon on arriverait très vite dans une dictature idéologique ou morale. D’autres, sans utiliser ce détournement de la loi, veulent ignorer qu’ils agressent toute une population en exprimant ces sentiments haineux dont ils pourraient se passer. J’ajouterai que dans la plupart des cas ceux qui expriment cette haine ignorent à peu près tout de ce qu’ils haïssent, ils s’attaquent à leur propre vision des choses : dites que votre chien à la rage pour pouvoir l’éliminer.<br /> Mais cet article me laisse un goût d’inaccompli. L’auteur dénonce certains discours contre les religions, mais il le fait dans un contexte où l’essentiel est ailleurs et ne doit pas être occulté.<br /> D’abord il traite avec condescendance pour ne pas dire mépris cette jeune fille. Il ne nous dit pas ce qui s’est passé à l’origine : elle s’est fait insulter au nom de sa religion présumée – puisque d’origine maghrébine donc obligatoirement croyante musulmane ! pour son orientation sexuelle. Bien sûr les philosophes du 18ème siècle auraient su répondre, avec probablement beaucoup plus de méchanceté, dans un langage fleuri et avec des arguments nourris, mais tout le monde n’est pas Voltaire disant sa colère dans l’affaire Calas. Cette jeune fille était fondée à répondre à ces insultes qu’elle recevait, elle l’a fait avec ses mots (pas très choisis, question de culture, de milieu, de rage aussi) au même niveau que les insultes reçues. Elle n’en reste pas moins respectable, même si son expression est hautement discutable.<br /> Puis l’auteur passe aussi par-dessus ce qui est le cœur de l’affaire : la réponse des censeurs a été faite de menaces de viol et de mort. C’est cela l’insupportable, et un insupportable qui tombe sous le coup de la loi. Et cela ne peut, en aucun cas, être mis en balance avec ce qui a précédé. Nous devons de toutes nos forces nous élever contre de tels procédés, il en va de notre liberté, de notre possibilité de vivre en société, de notre humanité.<br /> Alors luttons pour tarir les propos de haine, que ce soit contre les gens (ce qui est contraire à la loi) ou contre les idéologies qui sont portées par des gens. Et pour cela le meilleur moyen est d’abord de tarir les sources de la haine. Mais surtout ne mettons jamais en balance l’inacceptable dont nous avons été témoins cette fois-ci.<br /> <br /> Marc Durand
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