75 ans après la libération d’Auschwitz
Le 23 janvier dernier se sont déroulées au mémorial de l’Holocauste de Yad Vaschem, à Jérusalem, en présence de nombreux chefs d’État, les cérémonies pour le 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz. Alors que projet nazi était de faire disparaître à jamais tout un peuple dans la nuit et le brouillard de l’horreur des camps, voici que 75 ans après, les noms des victimes sont à nouveau présents. Ce devoir de mémoire est capital pour notre avenir commun. Au moment où disparaissent les derniers survivants de la Shoah, il est important que cette immense tragédie ne se réduise pas à un épisode de l’histoire commis par quelques grands criminels permettant à chacun de se dédouaner de sa propre complicité avec le mal.
En 1961, Hannah Arendt, philosophe allemande d’origine juive naturalisée américaine, est envoyée à Jérusalem par le journal The New Yorker pour couvrir le procès du criminel de guerre Adolf Eichmann. Ce haut fonctionnaire nazi fut condamné à mort et exécuté. A la suite du procès, elle publie un ouvrage intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, où elle écrit ceci : « Mis à part l’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile ; et le seul carriérisme n’est pas un crime » (1). C’est ce que Hannah Arendt appelle la banalité du mal.
A l’heure où l’Europe déclare solennellement ne pas vouloir oublier Auschwitz, il est opportun de relire ces pages d’Hannah Arendt. Une des tentations de l’esprit humain est de vouloir que le mal ou le bien soient incarnés dans tel ou tel personnage. Ainsi, nos jugements peuplent l’histoire d’anges ou de démons, ce qui a pour principal effet de nous penser indemnes de toute contamination. Or ce procès nous concerne tous, car il montre comment des lâchetés quotidiennes peuvent mener chacun d’entre nous à devenir complice de l’ignominie. « L’ennui avec Eichmann, écrit Hannah Arendt, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni des pervers ni des sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies. » (2) C’est ce que nous a montré, en France, le procès Papon.
La frontière la plus radicale entre le bien et le mal traverse chacun d’entre nous. Les succès des tyrans et des tueurs supposent un grand consentement tacite. C’est ce qu’analyse avec justesse André Glucksmann lorsqu’il « exige des philosophes comme du simple citoyen qu’ils prêtent l’oreille à ce qui sonne hitlérien dans les battements de leur cœur » (3).
Toute vie comporte des carrefours où il faut choisir et nous ne savons pas jusqu’à quel point les événements peuvent nous provoquer. Face à ces alternatives surgit la tentation du refuge dans le rôle d’un rouage institutionnel soumis à une hiérarchie afin d’échapper à la responsabilité du choix. Auschwitz nous rappelle que le crime prospère par l’irresponsabilité des citoyens. Le devoir de la justice est de juger et sanctionner les auteurs des crimes, mais il est de notre responsabilité de résister à toute complicité avec « la banalité du mal ».
Bernard Ginisty
(1) Hannah ARENDT (1906-1975), Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal, éditions Gallimard, collection Folio, p. 460.
(2) Ibid., p. 444
(3) André GLUCKSMANN (1937-2015), Le Bien et le Mal, éditions Robert Laffont, Paris, 1997.