"Vous n'aurez pas de tendresse avec des femmes" 3. Le ministère de la résurrection et de la présence
3. Le ministère de la résurrection et de la présence
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Un autre parcours de subversion est ouvert, le plus essentiel, mais infiniment plus obscur. Parce que l’interrogatoire se tourne vers une Toute(s)-Puissance(s), vers un Elohim qui n’a rien dit d’autre sur Lui-même que son « Je suis celui qui suis » (1) ; et qui, comme si cela ne suffisait pas, a posé au départ le contre-sens paradoxal du monothéisme : « Je forme la lumière, et je crée les ténèbres, je réalise la paix et je crée le malheur ; Moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses ».
Et parce que, de surcroît, le contradictoire a lieu avec l’intraduisible de l’hébreu, avec la déperdition théologique qui tronque sa translation linguistique, avec l’encodage qui nantit chaque verset biblique de sept lectures. En sorte que toute épiphanie d’un sens laisse présumer un don préalable par l’Esprit de la parcelle d’intuition appropriée.
Un labyrinthe donc, mais où, somme toute, venant de la critique historique et méthodologique des textes et des sources (2), ou émanées de la déconstruction-reconstruction qui construit le parcours sans limites de l’exercice midrashique, des lueurs nous éclairent cet infime retranchement de l’impénétrable et de l’inconnaissable qui nous est accessible avant que les temps soient accomplis et que « tout soit arrivé ».
Des lueurs derrière lesquelles, si l’on y scrute les signifiants qui rapportent le masculin et le féminin au service de l’œuvre de D.ieu, en les cherchant dans les combinaisons du narratif, des analogies et des allégories, ou dans un iota ou un seul trait de lettre, ou dans ce que le rabbi écrit avec le doigt sur le sol, la grâce d’intuition pourrait nous souffler que la thématique qu’on questionne n’est plus celle de l’égalité, mais de la prééminence de la femme.
La prééminence – dans une déclinaison symbolique – de Sarah et des Myriam-Marie qui viennent successivement sur le devant de la scène des Écritures. Abraham et Moïse ouvrent certes la route des peuples de l’Alliance, mais de ces cheminements, les figures des femmes de la Bible sont le portail et le Portique.
Sarah qui se croit stérile et (ou) qui malgré son grand âge (3) donne naissance à Isaac, inaugure la lignée « de la stérile (qui) accouche sept fois (4) ». Une lignée de métaphores emboitées ou répétées en abyme à travers lesquelles l’humanité entrevoit et partage le libre parcours du Créateur.
Et où l’Alliance pressent qu’elle est appelée à féconder l’incroyable. À l’autre bout de la chaîne, la promesse de cette fécondation des impensables se reporte sur la silhouette de la jeune femme de Nazareth, dessinée comme enceinte bien qu’elle ne connaisse pas d'homme.
Les Myriam-Marie bibliques, personnifications itératives de la communauté d’Israël (5), et en même temps investies chacune, fût-ce quand elles se fondent au fil des Écritures dans un personnage unique (féminin ou masculin), du rôle singulier qu’elles ont à projeter – ici, la sœur de Moïse et d’Aaron, là encore, entre tant d’autres, la sœur de Marthe et de Lazare –, construisent la lignée suivante qui mène à l’Incarnation.
Ce deuxième mouvement de l’Alliance qui, comme le premier, se finit et se pose sur Marie, fille d’Israël. Par qui cet Israël porte en ses flancs le Messie qui lui a été annoncé. En qui la jeune fille se fait « mère de l'Homme » en accouchant de l’incarnation humaine du Verbe.
Avec Marie de Magdala, la déclinaison franchit son troisième pas, et la hauteur du Portique atteint sa dernière élévation – s’exhausse à l’incommensurable. En ce que par l’amie ou la compagne (6) du Rabbi Jésus, et entre les seules mains de cette femme, la Résurrection se fait corps.
Des mains qui attestent, en une probation unique, de l’Intégralité, c'est-à-dire de la plénitude de la victoire sur la mort : les autres « apparitions » ensuite mises en scène ne seront transcrites qu’en forme de prodiges – le Ressuscité y traverse les portes ou les murs, n’y est reconnu qu’après avoir disparu aussi soudainement qu’il est venu, s’y élève dans les nuées (7)...
Cette résurrection du corps, celle qui fait sens en regard de l’Incarnation, est signifiée par l’intimation du « Ne me touche pas », du « Cesse de me toucher » : c’est le corps d’un homme, et le corps de l’homme bien aimé, avec lequel il est enjoint à la femme de Migdal de ne pas avoir de contact. Par le rappel de l’état d’indisponibilité du Nidah (8) et des distances corporelles qui s’y rattachent.
La scénographie de cette probation s’ordonne sur les signes d’un événement inouï. En commençant par suspendre la séquence de la Rencontre devant le tombeau vide le temps que les personnages se mettent en place : il faut que Marie soit censée ne pas savoir qui est là pour que la résurrection s’annonce de la bouche même de Celui qui l’interpelle.
Une mise en scène qui installe Marie – importe peu que dans l’ultime épiphanie messianique, elle soit l’épouse, la disciple préférée, ou la mère de Jésus, «la Magnifiée» (9), - dans la symétrie des présences et des visibilités et, partant, dans la relation gnostique qui avait été refusée à Moïse quand l’Eternel lui signifia : « Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne pourra pas être vue. » (Exode 33, 20-23)).
À Marie à présent de conjuguer le verbe retourner. A elle, et à elle seule, il est procuré, au passage de la gloire, le privilège de se retourner – l’évangile-Jean rapporte que par deux fois elle s’est retournée, mais la répétition est posée en sorte que le second mouvement confisque toute la valeur du geste signifié : la répétition emporte une appropriation absolue de ce geste parce que le second « retournement » (10) ne survient, lui, qu’après que le Ressuscité s’est fait connaître ; que lorsque, devant le creux du tombeau, la scène écrite et dialoguée pour le rebond de l’Alliance est prête à être interprétée.
Rebond et dépassement, car ce n’est plus l’Eternel, en sa « colonne du nuées’ », qui dans la tente d’assignation, parle à Moïse face à face comme on parle à un ami, mais à un ami dont les yeux ne verront pas : en trois répliques, tout est accompli, et Marie de Magdala, la Marie du tombeau vide, et le Verbe incarné revenu du séjour de la mort sont charnellement l'un en face de l'autre. Là où Moïse avait reçu la promesse de voir la bonté et d’entendre le Nom, et entrevu la grâce et la miséricorde, ce l'un en face de l'autre magnifie les corps dans la lumière, exposée et partagée, de la résurrection et de la vie.
L’incarnation prend fin
De même que la Genèse clôt son œuvre sur la création sexuellement dissociative de la femme et de l’homme, tirés de la vie et du sommeil profond de l’ADAM et placés l’un en face de l'autre, de même l’Incarnation prend fin, au sortir du jour d'abstention du Chabbat et du sommeil où D.ieu « passe toujours en sa puissance », dès qu’ont été prononcées les quatre phrases qui accomplissent l’apparition du Ressuscité devant Marie, l’un en face de l'autre. Par les mots d’une nouvelle annonciation qui, le temps où ils devaient être dits, retiennent cette réapparition corporelle, diffèrent son évanouissement.
Tout est écrit de ce qui avait à l’être. Dans les gestes qui étaient prédestinés à révéler, à exalter et à enseigner la victoire de la vie ; dans le toucher de ces traits de doigts sur celui qui en suspend la caresse pour accomplir la Loi et ressourcer l’espérance. Dans les paroles où le Fils de l’homme prévient que le Verbe, remontant à sa place du commencement, retourne en-Dieu, et que va cesser le temps de l’Incarnation, celui du corps effleurable, câlinable et enlaçable.
Dans les paroles intimant à Marie de s’en retourner à sa mission – pourquoi lui demander de se porter témoin, alors que tel aurait été spontanément son mouvement de l’âme, si ce n’est pour confier aux femmes le ministère de la résurrection et de la présence ?
Pour leur confier suivant le dessein pour lequel, ce matin là, l’élue parmi toutes les Marie, choisie comme première messagère, presse le pas. Avant de recevoir l’investiture de la dissemblance : les deux apôtres – dont le disciple préféré –, sont entrés dans le tombeau, l’ont vu vide du cadavre qui y avait reposé, ont cru sur ce qu’ils avaient vu, compris sur la foi des indices, et ils sont ensuite retournés chez eux ; mais la femme, toute à sa prière des larmes (11), demeure devant « la pierre enlevée de l'entrée du tombeau », en attente que l’obscurité se dissipe entièrement – et parce qu’elle est penchée sur le tombeau et qu’elle y guette un signe des anges, sa prière est aussi celle de la confiance aux aguets, déconcertée et indécise, celle du questionnement de l’alliance à venir.
À cette femme, ce n’est pas une réponse qui échoit en retour, mais sa consécration au nouveau temple (12). Une consécration qui la transporte dans le lieu le plus saint : car c’est en ce que Marie reconnaît le Corps vivant, non par une perception mais par une réappropriation de ce corps, que l’Esprit est présent à la rencontre qui scelle la résurrection. Et c’est en ce que cette réappropriation est charnelle comme la victoire sur la mort, qu’elle surplombe à jamais tout ce qui avait été voué à s’ordonner au plus sacré des sanctuaires ; qu’elle efface toutes les prérogatives des pontifes dans les sacerdoces d'Israël. La glorification du Ressuscité se devait d’être éblouissante : elle le devient quand l’identification se fait illumination, à cet instant où les attachements humains qui œuvrent au dévoilement jaillissent du «Marie ! » et de sa réponse en hébreu : «Rabbouni !».
En trois versets, le sacrement de la résurrection et de la vie est célébré par les deux officiants, homme et femme, et il l’est dans le partage d’amour qui baigne cette célébration. Un amour en communion qui ne se dissocie pas en acceptions multiples, mais qui est d’essence unique comme l’est la transcendance. Tout en sollicitant l’emploi de son équivalent, le renvoi à la notion qui est son double : celle qui convoque ce dont, précisément, aucune créature ne devrait jamais être séparée, ne saurait en aucun cas être privée, et qui porte un très beau nom : la tendresse.
Didier Lévy
(1) « Je serai Qui Je serai » : bible André Chouraqui, 1990.
(2) Dont les modes sont tracés, à partir du versant juif de l’interprétation de l’Écriture, dès le Traité théologico-politique deSpinoza. L’hébreu-grec de Jean échappe-t-il à la déperdition ci-avant visée ?
(3) Qui la fait au surplus « rire » à la supposition d’avoir « encore des désirs » : où Genèse 18 se montre exempte de pudibonderie…
(4) La Genèse se fait répétitive : à son tour, Isaac implora l'Éternel pour sa femme, car elle était stérile, et (…) Rebecca devint enceinte … de jumeaux (l'Éternel lui explique : « Deux nations sont dans ton ventre. Deux peuples différents sortiront de tes entrailles »).
(5) Cf. le très brillant essai midrashique de Sandrick Le Maguer, Portrait d’Israël en jeune fille – genèse de Marie, Gallimard, collection L’Infini, 2008.
(6) Sans, ici, d’autre forme de départage que de se demander si en Terre promise, et aux temps que nous regardons comme messianiques, de hommes juifs ordinaires auraient pu ne pas être mariés ? Le rabbi Jésus, trentenaire, les apôtres, et tous autres disciples des deux sexes, auraient-ils pu participer d’une agrégation au peuple juif, et au corpus hébraïque, sans avoir contracté mariage et fondé une famille ?
(7) La part étant faite des signes surajoutés de corporéité qui seront appelées « pour les besoins de la cause » dans les controverses théologiques les plus immédiates ou des tout premiers siècles.
(8) L’interprétation de l’état de Nidah la plus signifiante – parce qu’elle ne renvoie en rien à une notion physique d’impureté, de salissure ou de souillure - est issue de la philosophie hassidique. Qui lit notamment (et sur le même mode d’ailleurs que pour le cycle du Chabbat) dans le cycle menstruel une ascension - vers le plus haut niveau de sainteté, i.e. le processus de création que la femme a le pouvoir de mettre en œuvre ; puis une descente, lorsque, à son point culminant, ce potentiel de sainteté ne s’est pas concrétisé dans son corps et que la sainteté se retire. Mais cette descente dans le statut de Nidah a pour finalité une ascension à un degré plus élevé, à travers le départ d’un nouveau cycle.
(9) Thierry Murcia, Marie appelée la Magdaléenne. Entre Traditions et Histoire. Ier-VIIIe siècle, Presses universitaires de Provence, Collection Héritage méditerranéen, Aix-en-Provence, 2017.
(10) Le texte n’éprouve pas le besoin de mentionner cet autre retournement, intermédiaire, qui était nécessaire pour réorienter Marie « dans le mauvais sens » : le premier « elle se retourna » souligne ainsi encore davantage qu’il ne s’y attache aucun sens – qu’il ne pèse en rien en regard du « S’étant retournée » qui le suit.
(11) Larmes dont, en quelques lignes, il est fait quatre occurrences dans Jean, chapitre 20 - quatre comme les phrases qui accompagnent la reconnaissance du Ressuscité. Il n’en est plus d’autres une fois engagé le dialogue de la résurrection.
(12) Une consécration dont la confirmation, ou la redondance, conclut l’épisode de la Rencontre au tombeau. Quand Marie, effectuant le premier pas dans son ministère de la résurrection, s’en va (…) annoncer aux disciples : « J’ai vu le Seigneur ! », et leur raconte ce qu’il lui avait (été) dit par le Ressuscité.