Noël

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En cette période troublée, qui nous engage tous, est-il bienvenu de faire encore de la religion, ne devrait-on pas la laisser aux enfants et aux vieillards pour nous préoccuper de ce qui compte ? Mais si la religion est ce qui relie entre eux ceux qui ont foi, non simple croyance, en la Parole qui vient d’ailleurs, ceux qui donnent leur foi en engageant leur être, alors peut-être que ceux-ci sont appelés en ce temps de luttes (chez nous et en bien d’autres lieux du monde) à sortir de leurs ornières pour donner tout son sens à l’événement qu’ils célèbrent.

 

Noël fête l’anniversaire d’un événement du passé. Les chrétiens célèbrent un souvenir qui les touche (pas qu’eux d’ailleurs, bien d’autres hommes aussi sont touchés). Ils en font aussi une fête actuelle, nostalgique : nostalgie d’un nourrisson dans une crèche, nostalgie de notre enfance, de celle de nos enfants. Tout ceci est beau et bon, mais cette nostalgie ne nous fait-elle pas passer à côté de l’essentiel ?

 

Un événement n’est pas seulement un fait relaté par l’histoire, c’est un fait qui retourne la vie, qui marque un point de non-retour. Les événements historiques sont ceux qui ont changé le cours des choses, il y en a peu. L’événement de la venue du Christ est actuel, il est présent pour chacun d’entre nous, il nous appelle aujourd’hui à une régénération de nos vies, non pas à fêter la poursuite d’une route déjà tracée. La trace de la « route chrétienne » est incrustée dans la pierre des églises, dans les textes, canoniques ou doctrinaux, qui balisent le chemin, dans la répétition perpétuelle, dans le temps qui défile à l’infini. Cette route est sans danger, sécurisante. La venue du Christ, elle, c’est l’irruption de l’à-venir. Ce qui advient n’est pas connu, contrairement à l’avenir qui est attendu comme prolongement du passé. C’est l’ouverture de la fin des temps (cf. l’apocalypse), c’est-à-dire du temps de la fin1, du temps où enfin, par delà nos religions qui nous protègent, s’inaugure la prise au sérieux de l’Évangile, pour tous les hommes. L’Évangile, c’est-à-dire la « bonne nouvelle », n’est pas une histoire pieuse (que sait-on de l’histoire de Jésus?). Il est une parole de vie qui transforme celui qui l’accueille, que ce soit dans ou hors de l’Église. Il est un appel à tous les hommes, libérés de leurs chaînes, à vivre dans l’espérance de l’amour, amour offert auquel nous pouvons répondre (c’est cela le sens chrétien de la « grâce »). Appel à accueillir cette « grâce » de l’amour et la faire fructifier, ce qui lui ôte toute mièvrerie. Il n’appelle pas à faire de la religion mais à enfin donner un sens à nos vies, à être fidèles à notre humanité qui, elle aussi, est un don. C’est bien au-delà des célébrations, des dogmes et autres injonctions que nous prenons d’habitude comme balises pour nous rassurer sur notre chemin, mais qui ne nous font pas vivre.

 

Noël, c’est l’irruption d’un autre (Autre?) dans nos vies, d’un ailleurs, qui vient enraciner notre espérance, nous assurer qu’elle n’est pas vaine. Cet enfant qui est né, « issu de la lignée de David selon la chair », donc en réponse à la Promesse, a été « établi Fils de Dieu avec puissance selon l’Esprit de sainteté, par sa résurrection des morts » (Rm 1, 3-4). Il naît aujourd’hui pour nous et pour nous ressusciter, nous offrir la vie, dès maintenant. Le mythe développé par Mathieu est bien au-delà de la gentille histoire racontée.

 

Notre espérance, quelle est-elle ? Tous les hommes vivent avec une certaine espérance, c’est-à-dire avec cette idée chevillée au corps que, à certaines conditions bien sûr, un « mieux » devrait advenir, qu’il existe un avenir, que tout n’est pas déjà bouclé. Tous les hommes espèrent un salut2 pour arriver à bon port (salut de la part de qui ? c’est une autre question) : se retrouver entièrement soi-même malgré les difficultés, malgré tout ce qui nous plombe, et pouvoir jouir d’une vie véritable et épanouissante, en communion avec les autres. Nous n’avons pas tous les mêmes espoirs (en cette période pré-électorale, en cette période de crise grave, cela semble évident !), mais nous partageons la même espérance : la possibilité de construire un monde humain, capable d’accueillir. L’espérance se situe au-delà de l’argumentation. Nous pouvons parfois trouver, et heureusement, des motifs d’espoir. Pour ce qui est de l’espérance, si même elle est confortée lorsque certains espoirs sont comblés, elle est d’un autre ordre, l’ordre de notre être. Pas de vie sans espérance. Le suicide intervient non quand un espoir est déçu, mais quand l’espérance nous a quittés.


Grâce à cette espérance l’homme se refuse au désespoir malgré un manque récurrent de raisons d’espérer. Par cette espérance qui le met debout, l’homme croit qu’il est plus que tout ce qui l’entrave, il croit (au sens fort, non pas « il doute ») que « son péché est pardonné » - disent les chrétiens, mais ceci est valable pour tous, qui mesurent la distance entre ce qu’ils voudraient être et la réalité. Dans cette espérance l’homme est capable de recevoir le don de la vie, le don des autres.

 

Quant aux hommes de foi, ils ne trouvent pas l’espérance parce qu’ils croient en Dieu – cela serait le théisme de Rousseau ou de Voltaire qui croient en un Dieu architecte du monde, Dieu extérieur intervenant selon son bon plaisir et dont on espère l’aide. C’est au bout de leur espérance que les « croyants » découvrent la possibilité de Dieu. Leur espérance change alors de nature, elle peut se fonder sur Dieu qui vient à eux, le Dieu de l’Incarnation qui se donne à eux en leur donnant son Esprit, et donc la possibilité d’être eux au lieu de rester bloqués sur leur moi.

 

Cette irruption de Dieu ne peut pas se faire sans nous, sans notre consentement et accueil de notre part. Nous sommes appelés à reconnaître que cette espérance ancrée au plus profond de nous, qui est partie prenante de notre être, prend toute sa puissance par la grâce de Dieu qui vient nous appeler et attend notre réponse. Noël est non seulement fête de l’espérance, mais aussi de l’accueil. Cela est tellement vrai que, pour tous ceux qui ne s’intéressent plus à Dieu ou ne croient pas à sa venue, il reste en ces jours le désir d’accueillir, de s’ouvrir, de recevoir et de donner. Accueillir, recevoir le don (de la part de ce qui nous dépasse, les autres, l’Autre) est caractéristique de notre humanité. Ces attitudes sont au cœur de notre foi en cet enfant qui nous a été donné.

 

Reste à en tirer les conséquences. Le salut, en tous les sens du terme, horizon de notre espérance, est offert à ceux qui l’accueillent. Ce salut nous oblige à porter des fruits, il ne peut pas être enfermé dans nos petits espoirs, il nous projette au-devant de nous pour être Salut du monde. A ceux qui se savent pécheurs, c’est-à-dire sur un chemin de mort, le salut est annoncé, qui les remet sur un chemin de vie sur lequel ils porteront du fruit pour l’humanité.

 

« Produisez-donc un fruit digne du repentir » (Mt 3, 8) proclame Jean...dans le désert !

 

Marc Durand

Noël 2019

 

 

1 – Notion introduite par Giorgio Agamben dans son commentaire de l’Épître aux Romains (« Le Temps qui reste : un commentaire de l'Épître aux Romains », Paris, ed. Payot & Rivages, 2000) et cité par Dominique Collin dans son ouvrage « Le christianisme n’existe pas encore » (ed. Salvator, 2018).

 

2 – cf. l’expression ancienne « arriver à port de salut », c’est-à-dire « à bon port ».

Publié dans Fioretti

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