Invitation aux élites à soigner leur « surdité de naissance » (Germaine Tillion)
La crise que traverse actuellement notre pays dépasse le niveau ponctuel des revendications pour une mise en cause, parfois violente, de nos institutions. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk me paraît un des meilleurs analystes de cette situation lorsqu’il écrit : « Après l’effondrement de l’Union soviétique, les social-démocraties européennes ont perdu l’argument selon lesquelles elles incarnaient le moindre mal face à la situation du camp de l’Est. Avec la disparition de la menace, la gestion temporairement efficace de l’inégalité sociale par l’association de la croissance et de politique d’État social a échappé à tout contrôle. À la suite de cela, la dynamique de l’inégalité des structures sociales mues par l’économie financiarisée a de nouveau pu émerger au grand jour sans filtre dans l’hémisphère occidental. Les populations laissées de côté par des espoirs d’amélioration à codage social-démocrate se sentent incitées à porter sur leur situation un regard dégrisé. Leur désillusion de transforme du jour au lendemain en rage contre le « système » dans son ensemble » (1). La faille apparaît de plus en plus béante entre le discours des « élites » et le vécu des citoyens affrontés à cette crise majeure.
En 2009, les éditions du Seuil publiaient un ouvrage posthume de l’anthropologue Germaine Tillion qui reprenait ses textes inédits sur la méthode des sciences sociales ( ). Non seulement Germaine Tillion était une grande scientifique, ce fut aussi une résistante déportée durant la seconde guerre mondiale. Au sortir des camps, elle constate que l’expérience qu’elle vient de vivre à Ravensbrück lui donne une vision tout à fait nouvelle de son travail scientifique. Après l’attitude de la spécialiste « observant » de l’extérieur une population indigène, elle connaît une situation limite où elle tente de penser le vécu intolérable qu’elle doit affronter. Cela la conduit à remettre en cause sa conception des sciences humaines : « Je devais apprendre, écrit-elle, qu’il n’y a qu’une expérience valable pour chacun de nous, celle que nous avons sentie dans nos propres nerfs et dans nos propres os. Depuis l’expérience la plus banale que tout être humain connaît ou croit connaître – la faim – jusqu’à l’expérience la plus haute – celle de ces conflits déchirants dans lesquels une personnalité s’affirme ou se détruit –, rien, absolument rien ne s’invente. Comprendre, imaginer, deviner, c’est associer selon des modalités inépuisablement diverses des sensations acquises par l’expérience, et acquises seulement par l’expérience... Toute la mécanique de notre érudition ressemble aux notes écrites d’une partition musicale, et notre expérience d’être humain, c’est la gamme sonore sans laquelle la partition restera morte. Combien y a-t-il d’historiens, de psychologues, d’ethnologues – les spécialistes de l’homme – qui, lorsqu’ils assemblent leurs fiches, ressemblent à un sourd de naissance copiant les dièses et les bémols d’une sonate ? »
On ne saurait trop inviter nos responsables politiques, s’ils veulent échapper au destin de « sourd de naissance » qu’évoque Germaine Tillion, de suivre ses conseils : « Je tiens à signaler que les rapports « scientifiques » – c’est-à-dire basés sur l’observation des autres – sont faux et factices : pour connaître une population il faut à la fois la « vivre » et la « regarder ». C’est pourquoi ceux qui vivent doivent apprendre à regarder, ou ceux qui regardent doivent apprendre à vivre – au choix » (2).
Bernard Ginisty
(1) Peter SLOTERDIJK ? Réflexes primitifs, éditions Payot, 2019. Extrait publié dans l’hebdomadaire Le Point, 14 mars 2019, p. 147.
(2) Germaine TILLION (1907-2008), Fragments de vie, éditions du Seuil, Paris 2009. Ces extraits ont été publiés par Tzvetan TODOROV dans Le Monde Diplomatique d’avril 2009 sous le titre « Vivre pour penser ».