Ce dont on ne peut plus parler, doit-on le taire ?
A propos de l’équivoque entre les droits de la personne et les devoirs de la Cité et envers la Cité.
Il est devenu banal de décrire notre société comme profondément et, peut-être exagérément, individualiste. Ce privilège accordé à la personne n’est pas anodin, il est de grandes conséquences sur la vie de nos «communautés» : famille, cité, nation, humanité… Il influe fondamentalement sur nos «valeurs» et en particulier sur les grands problèmes éthiques de notre société. Ce qui est juste pour l’individu n’est pas forcément le plus sûr pour la cité, et ce qui rassure l’opinion publique ne renforce pas la liberté de chacun.
Cas symbolique et délicat, à titre d’exemple et seulement d’exemple : celui de la peine de mort. En a-t-on débattu ! Et l’opinion publique ne semble pas très stable en ce domaine.
Conscient de la dignité de la personne humaine, on ne peut pas être «pour», encore que, depuis quelques années, les débats sur la «fin de vie» ou sur l’avortement montrent que ce type de problème, La Vie / La Mort, est complexe et ne peut se satisfaire sans nuances des réactions immédiates de notre sensibilité ou de nos orientations idéologiques. Être totalement et définitivement «contre», dans certains cas d’espèce, semble comporter quelque ingénuité ou parfois de l’hypocrisie. Tout débat sur le sujet est d’ailleurs devenu impossible tant il paraît qu’il y a là, maintenant, un tabou.
Les arguments plaidant en faveur de l’abolition de la peine de mort sont connus et ne manquent pas : son caractère irréversible, le risque d’erreur judiciaire, la suppression d’une vie humaine inadmissible en conscience (comme le rappelait Me Badinter, ministre de la Justice, dans son discours du 17 septembre 1981 à l’Assemblée nationale pour obtenir le vote de l’abolition), horreur de l’aspect vengeur de l’acte etc. Indépendamment de toutes ces raisons, que l’on peut contredire non sans raison, il faut bien voir là l’exemple suprême de défense de l’individu, sans tenir compte des arguments qui pourraient expliquer, sinon justifier, dans une perspective collective, son élimination d’un groupe qu’il met en danger.
Si l’on envisage de façon purement rationnelle, disons même cynique, les cas, rares sans doute mais existants, de personnes qui seraient à vue humaine «irrécupérables» : le multi-multi-récidiviste, l’assassin sadique, le tortionnaire d’enfants, … on va prétendre d’abord — toujours d’un point de vue individualiste et ce n’est pas faux — qu’il est difficile de décider qu’une personne est définitivement irrécupérable 1. Alors, en attendant, on va essayer de le neutraliser en l’enfermant. Est-ce beaucoup plus «humain» ? Pour combien de temps ? A quel prix ? Cela à tous le sens du mot : depuis le coût de son entretien jusqu’aux risques courus par ses gardiens, et le reste de la population s’il s’échappe ou est relâché, ce qui arrive 2. Sa vie est, sans doute, moralement sans prix, mais si c’est sur le compte de la vie d’innocents, cela peut paraître un peu cher.
Dans les crimes de droit commun, en particulier dans le cas cité de multi-récidivistes pour des crimes extrêmement graves, on peut se questionner pour savoir si la suppression d’un être irrémédiablement 2 dangereux n’est pas de l’ordre de la légitime défense (argument utilisé parfois, non sans motif, par les partisans de l’avortement). Il ne s’agit plus de vengeance, comme on le déplore habituellement, mais de résoudre pour une population une énigme insoluble (type «nœud gordien») : afin de la protéger d’un tueur impénitent et persévérant.
Une autre question taraude l’observateur du «camp collectif». Si la vie du pire meurtrier reste «sacrée», pourquoi notre société admet-elle encore la participation à des guerres (même «justes», mais dans quelle mesure le sont-elles et jusqu’à quelle limite ?), qui envoient des innocents tuer et se faire tuer par d’autres innocents (et réciproquement, bien sûr). Il y a là, en toute raison, quelque chose de totalement absurde et de profondément injuste. La «Nation» est elle prête à un pacifisme absolu, fût-elle envahie ? Quid de la justification d’une Résistance ?
On pourrait dire que la «mort au champs d’honneur» est une illustration de la générosité : on donne sa vie pour défendre son pays et son peuple menacés par de «féroces soldats» qui mugissent dans nos campagnes. Mais si le meurtre légal est admissible en temps de guerre, pourquoi ne l’est-il plus dans la vie courante quand la vie des citoyens est aussi gravement mise en danger.
En matière civile, on a renoncé, finalement, avec un certain optimisme sur la nature humaine, à cette peine trop définitive, faut il encore abandonner ce moyen de solder un problème de sécurité collective avec les auteurs d’attentats terroristes ? La question est aujourd’hui posée par beaucoup.
On vient de replonger dans un nouvel embrouillamini juridico-moral à propos du sort des terroristes «français» (se sentent-ils tels vraiment ?), y compris des femmes (redevenues en l’occurrence des «mères» pour leurs avocats), membres de Daesh, qui se sont montrés parfois des assassins sadiques. Que l’on rapatrie les enfants (jusqu’à quel âge innocents de tout crime ?), ce peut être un devoir humanitaire. Mais, on murmure déjà que ces petits gardent un grand besoin de leur mère, précisément, et en soi ce n’est pas faux, mais, là encore, jusqu’à quel degré de culpabilité de celles qui ont parfois commis les pires exactions ? Puis — au nom de la non-discrimination, voire de l’égalité si tant à la mode — pourquoi pas les
pères ? 3
Combattants, ils (elles) ont choisi cette voie en connaissance de cause et de son éventuelle issue fatale, en l’espérant même, afin d’accéder au Paradis. S’ils avaient été tués au combat, il n’y aurait eu aucun problème. Est-ce parce qu’ils se sont constitués prisonniers que leur vie doit être protégée ? Les Conventions de Genève protègent effectivement les soldats, de troupes régulières en uniformes ; le sort des «partisans» irréguliers, hormis les «combattants de la liberté» dans les guerres de libération nationale (sic), a le plus souvent été traité plus sévèrement car hors «légalité», si l’on ose souligner cette incongruité de notre sensibilité vis à vis des «lois» de la guerre.
La SDN, puis l’ONU n’avaient pas prévu l’ampleur que prendrait, à travers le monde, cette forme de guerre «interne», même pas vraiment civile, qu’est le terrorisme omniprésent et insaisissable. Les membres des mouvements terroristes ont-ils «protégé» leurs prisonniers, qu’ils ont parfois torturés ? Des exécutions, à condition qu’elles soient décidées par des tribunaux fiables, ne seraient pas scandaleuses. Il ne s’agirait pas de vengeance, mais en ce cas de l’élimination d’un danger réel, connu, imminent et incontrôlable, comme l’amputation d’un cancer du corps social (quoique ce dernier concept puisse, à son tour, être dangereux).
On nous répète que le terrorisme, c’est la guerre. Le plan Vigipirate déploie d’ailleurs l’armée pour protéger les populations, à qui il arrive de tirer, en cas d’urgence. On envoie des troupes à l’extérieur de nos frontières, mettant nos soldats en péril ; on en perd, pour prévenir les risques d’importation d’actes terroristes. Or, à la guerre, on ne fait pas de procès pour savoir, comme on l'entend si souvent pour des crimes «courants», que ce pauvre assassin a, certes, fait exploser une famille et tué quelques gendarmes, mais qu’il a eu une enfance malheureuse… et a le droit à quelques circonstances atténuantes. Des victimes peuvent pardonner personnellement, certaines l’ont fait avec noblesse, mais le devoir d’un État n’est-il pas d’abord d’assurer la sécurité des citoyens 4 ?
Pour défendre la dignité de la personne sans mettre en péril la population, Vercors, homme de lettres, moraliste et résistant, avait écrit le 17 septembre 1977 à Me Badinter, quatre ans avant le débat sur l’abolition de la peine de mort. Il proposait, à «titre provisoire» et pour y préparer l’opinion publique un solution astucieuse : « Ne pourrait-on […] maintenir théoriquement la peine de mort, mais obligatoirement assortie d’un sursis à exécution […] / Toutefois, la possibilité que le condamné, s’il abusait plus tard de sa mise à l’épreuve pour commettre un nouveau forfait, perde immédiatement le bénéfice du sursis et subisse le châtiment suprême pourrait faire admettre à l’opinion publique, la brièveté relative de la détention. En ayant, pendant celle-ci, mis tout en œuvre pour favoriser sa réinsertion […] (de telle sorte qu’on laisse au condamné) à lui seul le choix entre la liberté et la mort». Ce que Vercors prévoyait alors, comme une astuce de procédure, ne serait-il pas une manière de sortir de l’imbroglio actuel, quant au sort de terroristes actifs, convaincus de crimes (assimilables à des crimes contre l’humanité).
D’autres exemples de conflit individu/société offerts à notre réflexion ne manquent pas : la prééminence d’une famille très structurée défendant son patrimoine face à la liberté de chacun de ses membres, le moment où il faut cesser de prendre soin d’un vieillard ou d’un handicapé cérébral, l’avortement … Ce dernier n’est pas qu’une affaire personnelle. Devenu un «droit» et remboursé par la Sécurité sociale, donc par l’ensemble des citoyens, il n’est pourtant pas forcément dans l’intérêt de la Nation. La France, qui s’enorgueillissait d’avoir un taux de reproduction relativement satisfaisant, se trouve depuis quelques années en baisse des naissances nettement au-dessous de ce taux. Ce n’est pas encore aussi dramatique que pour la Russie ou même l’Allemagne, mais…
Mais ce serait une autre «histoire».
Il faudra bien, un jour, que l’on réexamine ce dilemme : respect de l’individu ou défense de la société (à moins que ce ne soit le contraire). Les deux ont leurs justifications et leurs objections, leurs avantages et leurs inconvénients. Mais il faut parfois trancher et en disant pourquoi, sans se camoufler en attendant que ça passe, car ça ne passera pas.
Marc Delîle
1. Rappelons que nous exposons un point de vue «cynique».
2. Cette modération suppose que la pénitentiaire ait les moyens de suivre effectivement le criminel, pendant l’emprisonnement initial, pour l’aider à sortir de son état, et lui permettre de revenir paisible et utile au sein de la société.
3. J’ai beaucoup d’admiration pour ce révolutionnaire de la Chartreuse de Parme qui, sur le point être fusillé, crie son nom en ajoutant fièrement «… homme libre». Il est frappant, aujourd’hui, que des assassins, même pris sur le fait de leur violence, n’ont jamais rien fait. «Ils ne savaient pas !». Ils étaient seulement spectateurs… Les prétoires sont remplis d’innocents ! Ce n’est pas le courage d’assumer ce que l’on a fait, peut-être en y croyant, qui domine.
4. Il n’est pas inutile de rappeler, à ceux qui craignent le fascisme à travers les attitudes autoritaires d’un État, qu’historiquement, les dictateurs sont arrivés souvent pour clore des périodes de grande instabilité et d’insécurité, tels Napoléon ou … Hitler.