Avent 2019

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L’hiver arrive, il va falloir subir la publicité agressive (et tellement sucrée!) qui prépare les fêtes de fin d’année, partir à la recherche de cadeaux pour les proches et bien d’autres, subir ce qu’on appelle « les fêtes », bref nous entrons dans une période qui revient chaque année et ne dispose pas à l’optimisme. Chaque année, avec l’Église, nous reprenons cette marche qui débute le premier dimanche de l’Avent et se termine à la Pentecôte. Nous en connaissons tous les contours, répétition du même processus, depuis notre enfance, cela peut nous paraître un peu lourd. Chaque année la même chose ? Est-ce un éternel retour ? Un long fleuve tranquille ? Et si ce début d’année liturgique nous plongeait au contraire dans un temps apocalyptique, un temps de l’urgence ?

 

L’idée de l’éternel retour est due d’abord aux Grecs (Héraclite) et aux Égyptiens : la vie s’écoule et revient à son point de départ, comme les astres, comme la nature. Temps infini, sans limites. Mais si le temps n’a pas de limites, plus rien n’a d’importance, on dérive sur un flot sans direction. Tout reviendra. Le temps sans limite est celui de la mort de Dieu, caché dans son ciel. Nietzsche analyse alors la « généalogie de la morale » : ni origine, ni fin, tout est possible, rien n’a de sens. Ce déroulement infini du temps est un trait de notre époque, on n’attend rien, on surfe sur la vague. Le dernier à tendre vers un terme fut Marx appelant « l’homme nouveau ». Après lui, plus d’illusions. Le temps s’écoule éternellement, le passé n’a plus d’intérêt (« Heureux ceux qui oublient » écrit Nietzsche), futur et présent sont à la dérive. La post-modernité nous plonge dans l’au-delà de l’histoire qui ne donne pas de sens. « L’essence la plus intime de l’être, écrit Nietzsche, est dans la volonté de puissance » (non la volonté d’être puissants, mais de toujours devenir plus), le sur-homme l’assume, les autres dépérissent.

 

Et pourtant ? Dans nos vies individuelles, nous savons bien le poids du temps. Notre mort donne sens à notre vie, pas d’éternel retour, ce que je manque est manqué, ce que je fais est compté. La théologie, lorsqu’elle a oublié (trop vite) la fin du temps, s’est réduite au temps de chaque individu. L’eschatologie, qui structure nos vies à travers la Résurrection, est devenue individuelle. La limite du temps de chacun a permis d’accepter l’absence de limite du temps universel. On ne nie pas qu’il y aura une fin, mais elle est projetée assez loin pour qu’elle n’ait aucun impact sur notre histoire. Dans le temps illimité, Dieu n’a plus de place, il est derrière, ou au-dessus, de toutes façons en-dehors. « Il n’y a rien pour nous derrière le monde », affirme Nietzsche.

Israël présente une autre vision. Dieu n’est pas au-dessus, mais au bout de l’Histoire. L’histoire d’Israël est un cri vers Dieu. « Jusques à quand ? » criera Job. L’humanité se trouve entre une origine et une fin, la foi d’Israël est historique. L’histoire est faite d’un passé, d’un présent et se projette dans un avenir, rien ne peut être négligé. A Nietzsche qui prône l’oubli, Jésus a répondu « Heureux ceux qui pleurent » (Lc 6, 21), et il est « descendu aux enfers » chercher ceux qui étaient perdus. Cette fin est annoncée par les apocalypses, qui relatent le combat final de la séparation du bien et du mal, la fin du monde présent, elles sont une représentation de la crise qui traverse toute l’histoire des hommes, marquée par un combat qui trouvera Dieu à son issue. Les écrivains bibliques, même Jésus (Lc 21, 25-28), concevaient cette fin de manière catastrophique, car ils prenaient le combat et l’histoire au sérieux. Ou parfois de façon moins spectaculaire, mais toujours avec un Jugement final qui signifie le sérieux de l’engagement des hommes (Mt 25, 31-46).

 

Ce qui compte, c’est que l’apocalypse annonce une fin. De même que notre mort individuelle donne tout son poids à notre vie, aux actes que nous posons, la fin apocalyptique donne tout son poids à l’histoire qui ne se répète jamais. Pas d’abord une histoire de crise, mais une histoire qui ouvre sur l’à-venir, sur la nouveauté qui surgit de la crise. L’à-venir n’est plus une projection vide et sécurisante, les images-catastrophes des apocalypses sont là pour réveiller et nous faire renoncer aux images lénifiantes d’un futur qui coulerait paisiblement. Il n’y a plus de déroulement continu du temps, mais des ruptures, la fin des temps en est l’annonce. La conscience du temps est une conscience de ruptures. La foi est faite de ruptures, le contraire d’un confort de bon aloi. Chacune engendre en nous un nouvel être.

 

L’année liturgique qui s’ouvre ne sera pas la répétition de celle qui finit, il n’y a pas d’éternel retour. En ce temps d’Avent, reprenons-nous pour avancer, dans l’attente urgente de la venue du Fils. Ce n’est pas une question d’années, comme l’ont cru les disciples au début, mais de désir, de tension, d’attente, et d’engagement. La parabole des vierges folles ou d’autres semblables ne sont pas qu’individuelles, nous ne connaissons ni le jour ni l’heure de l’irruption du Christ dans nos vies, mais elles valent aussi pour l’Église et le monde : l’irruption du Christ dans le monde est imprévisible et provoque des ruptures qu’il faut vivre au lieu de se laisser aller au fil d’un flot constant qui nous rend apathiques.

 

L’Avent n’est pas uniquement l’ouverture de l’année liturgique, c’est le temps de l’aiguillon apocalyptique qui nous rappelle l’urgence à recevoir le Christ qui transforme tout, et nous d’abord.


Le mythe de la résurrection finale va à l’encontre de l’assurance du salut donné déjà après notre mort individuelle. Il est une façon d’exprimer que si, individuellement c’est notre mort qui donne poids à nos vies, c’est la fin apocalyptique du monde qui leste l’histoire de l’humanité et lui donne sens. En ces temps troublés, tant par la politique mondiale1 que par les mouvements sociaux réagissant aux injustices les plus criantes, les annonces apocalyptiques devraient un peu nous secouer !2 Nous sommes appelés à combattre au cœur de ce monde qui prétend se transformer (qui ne cite pas le « vieux monde »?) alors que les puissants s’attachent surtout à maintenir les privilèges des gagnants, sans regard pour l’immense majorité qui est méprisée. En ces temps troublés donc, il y a urgence à se mettre à l’œuvre et les chrétiens ont une place spéciale dans tous ces combats : maintenir l’espérance tout en acceptant de « plonger dans l’enfer » et s’attacher à la défense des plus petits, des abandonnés, des exclus. « En vérité, je vous le dis, chaque fois que vous l’avez fait au moindre de mes frères que voici, c’est à moi que vous l’avez fait […] chaque fois que vous ne l’avez pas fait au moindre de ces petits que voici, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. »(Mt 25, 40, 45).

 

Il y a du pain sur la planche, ne le laissons pas rassir.

 

Marc Durand

 

 

1 - Croissance vertigineuse du nombre de « gouvernements autoritaires », doux euphémisme pour ne pas dire dictatures, glorification de l’argent avec ses conséquences catastrophiques pour la plupart des habitants de la planète, dérèglement climatique lié à l’aveuglement de ceux qui se servent, etc.

 

2 – La littérature actuelle aussi produit des récits apocalyptiques. À bien y regarder, les auteurs s’intéressent moins aux catastrophes qu’ils imaginent qu’à affirmer la nécessité de sortir de l’idée que le temps présent serait éternel – le « présentisme » disent certains – qu’il y aura rupture avec advenue d’un nouveau monde. Ils appellent à s’engager aux transformations et combats nécessaires pour engendrer les temps nouveaux, à ne pas s’endormir dans un temps lénifiant qui court à notre perte.

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