Des Carmélites au 21e siècle ?

Publié le

Venu me reposer quelques jours au Carmel de la Paix (je ne suis pas un habitué des monastères, je n’y vais même jamais !) parce qu’une amie me l’avait vanté, situé dans un cadre champêtre près de Cluny, etc. Au-delà du repos il m’a été impossible de ne pas me laisser entraîner dans ce qui fait vivre ce couvent. À travers l’accueil matériel se profilait un accueil « spirituel » que je ne pouvais ignorer (1). Cette expérience enrichissante m’a paru valoir la peine d’être partagée…

 

 

Première impression, l’accueil. Chaleureux, souriant, bienveillant. C’est très important, on n’a pas l’impression de s’être trompé d’adresse et d’entrer dans un lieu de pénitence ! Mais au contraire d’être accueilli avec joie (2). Puis le silence. Ce silence, dont une religieuse me dira qu’il est un moyen pour chacune de garder son domaine intime, son « territoire de sécurité ». Il n’est pas pesant, il est bienfaisant. Il est assez strict dans l’enceinte du couvent, mais de fait il se prolonge automatiquement aux abords, l’hôtellerie étant composée de deux bâtiments bien distincts du couvent. On ne parle que si l’on a quelque chose à dire, ça change ! La clôture ? Les sœurs n’ont plus de grilles, à la chapelle elles sont devant en arc de cercle, on est juste derrière. La même religieuse me dira que la clôture est une protection, elles sont chez elles. Pour pouvoir aller dehors (que ce soit concrètement ou en esprit) il faut partir de chez soi. Sans chez soi, pas de sortie et finalement repliement sur soi-même.  Silence et clôture sont alors loin des fantasmes qu’on peut élucubrer à propos des « sœurs cloîtrées ».

 

Seconde impression, à la chapelle, la lenteur, derrière ces deux rangées de religieuses qui chantent, prient. Entre les psaumes, entre les invocations, entre les hymnes, des silences. Les mouvements sont lents. Reposant. Mais alors une impression première d’inutilité. Bon sang que font dans notre monde trente femmes retirées de nos circuits, prenant leur temps pour tout comme si rien n’importait ? Impression fugitive mais suffisamment forte pour que j’aie eu envie de rencontrer l’une d’entre elles pour en discuter. La sœur hôtelière à laquelle je fais ma requête me répond immédiatement qu’elle remplacerait le mot « inutilité » par « gratuité ». Il me faudra encore un peu de temps pour y arriver moi aussi. Elles donnent leur vie, tout ce qu’elles font et sont, gratuitement. Dans la gratuité, il n’y a pas de précipitation, mais une attention à bien faire. Pour bien faire elles ont d’ailleurs revu la façon de célébrer les offices, elles ont composé textes et musique, la qualité de leurs chants est remarquable et change de ce qu’on entend ordinairement. Cela fait du bien.

 

Revenons sur la gratuité. Cette « inutilité » est un don gratuit, don de leurs personnes. Gratuité de Dieu, qui prend son temps (« lent à la colère... »). Ne pas attendre des résultats visibles, Dieu agit à son rythme. De même que des parents doivent savoir attendre, des années souvent, pour voir mûrir des fruits chez leurs enfants, de même on n’a pas à se préoccuper de l’efficience de la prière ni de l’amour offert aux autres. Quand on travaille au service des autres, on doit se préoccuper d’être efficaces, mais en sachant que la véritable efficacité est cachée et qu’on peut très bien ne jamais la voir.

 

Quant à l’utilité, lorsqu’un artiste peint une toile, on ne lui demande pas si c’est utile. Par son art il élève le monde, même si le tableau ne sera vu que par quelques-uns. Il en est de même de leur vie. Mais avec un élément supplémentaire : elles pensent pouvoir se retirer ainsi du monde pour vivre un don total parce que d’autres travaillent au service concret de tous ceux qui sont dans le besoin. Une sœur, après cinquante années passées au Carmel, disait qu’elle ne pourrait pas vivre comme cela si elle ne savait pas que d’autres font auprès des autres le travail qu’elle a renoncé à faire en choisissant cette vie. « Il y a de multiples places dans la maison du Père »... les contemplatifs sont complémentaires des actifs, pas concurrents. Le Carmel se veut ainsi complémentaire des autres dans l’engagement des chrétiens... et de tous les hommes de bonne volonté. Elles témoignent, dans notre monde, de l’importance de cette découverte de Dieu au fond de notre être, de la nécessité du don. L’essentiel n’est pas le nombre de personnes touchées par ce témoignage, l’essentiel est qu’il existe, tout comme l’œuvre d’art qui existe pour les autres, même si elle est peu visitée. On pourrait comparer au marchandage d’Abraham pour Sodome : peu importe combien de justes, s’il y en a dix la ville sera sauvée. Elles élèvent le monde, qu’il soit croyant ou non, elles sauvent le monde, et nous associent à cette démarche. Ce témoignage vaut aussi pour ceux qui ne croient pas car dans cette recherche de sens au plus profond de chacun de nous, il invite chacun à approfondir son humanité. Quel plus beau cadeau à Dieu que d’appeler les hommes à être toujours plus humains ? Quel plus beau cadeau aux hommes que cette invite ?

 

La clé de leur vie est ainsi le don total. Elles donnent tout. On ne parle pas de sacrifice, le silence, la clôture sont là pour mieux donner, pas pour faire pénitence. Tout donner n’est pas faire sacrifice de sa personne, même si cela peut être très exigeant pour être vrai. Il doit falloir une sacrée personnalité pour vivre ainsi, plus des capacités de renoncement à soi-même pour faire communauté ! Tout leur temps est donné à Dieu, mais qui est Dieu si ce n’est, pour nous les humains, l’Esprit qui réside au plus profond de nous-mêmes ? Par là elles plongent au fond de leur humanité. Mais au contraire d’une cure analytique destinée à se sauver soi-même, ce qui est une démarche très valable, souvent utile, parfois indispensable, elles le font en communauté, elles sont en responsabilité les unes des autres, et c’est donc aussi à travers les autres qu’elles se donnent à Dieu. La quête est personnelle, pas individuelle. Leur don prend sens parce qu’il passe par les autres dans lesquelles chacune trouve Dieu. Elles ont découvert au fond d’elles-mêmes la présence d’un plus qu’elles-mêmes, cette découverte étant le fait de ceux qui cherchent le sens de leur vie. Mais ce plus, elles lui disent « Tu » et il devient « l’Autre » qui se révèle à elles par Jésus-Christ et à travers toutes les Écritures. Les prières collectives, avec hymnes et psaumes, peuvent alors prendre toute leur place. Elles offrent à tous ceux qui viennent d’entrer dans cet hymne qui scande leur vie, d’entrer dans cet enfouissement au plus profond qui nous révèle l’Autre que nous pouvons nommer, même si nous ne savons rien de lui. Il a été écrit que « Dieu n’est rien [car nous ne savons sur lui que du vide] mais ce rien est déjà quelque chose... ou quelqu’un » qui nous comble.

 

Enfin il est évident que ce don total ne les ferme pas sur elles-mêmes, mais au contraire les sort jusqu’au bout du monde, géographique et dans ses profondeurs. Ce qui précède le montre bien, mais c’est encore plus évident en écoutant leur prière. Chaque jour une sœur élabore plusieurs prières qui sont lues lors des Laudes ou des Vêpres. Ces prières sont en prise sur le monde, témoignent d’une grande ouverture. On prie pour que les Afghans découvrent la paix, et aussi pour tel ou tel migrant qui souffre dans notre entourage, ou telle personne malade pour qu’elle trouve en elle le courage dont elle a besoin. On prie pour être ouvert au don de l’Esprit. Prières qui demandent moins d’aider, de faire, que de donner l’Esprit à ceux qu’on évoque. Prières qui témoignent d’une grande solidarité avec tous ceux qui souffrent, partout dans le monde ainsi qu’à nos portes. Les intentions de prière énoncées lors des Vêpres, par qui veut, religieuses ou personnes du « public », témoignent de cette attention aux plus démunis, discriminés, et à tous ceux qui sont dans le besoin, matériel et spirituel. Et pour la petite histoire, ce couvent est situé en pleine zone agricole, les sœurs n’oublient pas leurs voisins. Elles ont donc décidé de cultiver la terre, leurs produits permettant de nourrir leurs hôtes qui sont très nombreux. Elles ont le souci de ne pas concurrencer les agriculteurs du pays. Et à certaines occasions elles invitent tout le voisinage à se retrouver pour un pique-nique ou autre, et il vient, hommes, femmes et enfants ! L’ouverture au monde commence autour d’elles. Elles se veulent ancrées en leur lieu, au milieu du monde, pas sur « leur planète ».

 

Marc  Durand 

 

 

1 – Soyons clairs, les religieuses n’essayent pas de vendre de la religion, et dès l’entrée la sœur qui me recevait et me donnait les horaires de la maison (offices et repas) me signifiait clairement que pour les offices, chacun y va ou pas, en toute liberté.

 

2 – Au passage, remarquons que la « soupe » est bonne, même le café... ce qui est chose rare ! Les hôtes sont bien traités. Fait partie de l’accueil l’invitation, pour ceux qui le veulent, à travailler quelques heures avec elles dans les champs ou à d’autres activités comme la « corvée pluches ». On est des hôtes, pas des clients.

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article