" Et vous, qui dites-vous que Je suis ? " : la réponse de Pierre Locher
Je ne sais pas si je suis bien placé pour répondre à la question posée, étant depuis assez longtemps éloigné de l’institution catholique. J'ai, comme beaucoup, mis une grande espérance dans le concile Vatican II, mais les actes n'ont pas suivi les textes (textes de compromis, il est vrai), le cléricalisme n'a pas disparu comme le révèlent les récents événements (les clercs n'en sont pas les seuls responsables) et comme dirait le Frère François de l'abbaye de Saint-Martin de Ligugé : « Vatican II est mort ». Mais imprégné d'une culture familiale qui m'a donné le goût d'aller chercher les textes fondateurs, ainsi que les écrits des « commentateurs », qu'ils soient théologiens ou maîtres spirituels, j'ai continué un chemin de traverse, lequel pourra parfois choquer par certaines de ses affirmations. Je dirais que l'anthropologie judéo-chrétienne – peut-être la spiritualité chrétienne, mais j'en suis encore très loin - me semble une base incontournable de cette vie qui nous est donnée, alors qu'elle est plus que jamais décriée et contestée par la société moderne.
Mais je m'éloigne de la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? »
Première réflexion, la question posée suit une question plus générale : « Qui suis-je au dire des foules ? » (Luc). Jésus oppose les deux questions, comme pour dire à ses disciples : la rumeur pense que..., mais vous, qui suis-je pour chacun d'entre vous ? Allons plus loin, Jésus aurait pu dire : et au-delà de la foule, les grands prêtres, les pharisiens, les scribes pensent que..., mais vous, qui suis-je pour vous ? Jésus ne s'intéresse pas à ce que pense la religion officielle de son temps, il veut la réponse personnelle de chacun de ses disciples (on n'en aura qu'une, celle de Pierre...). C'est donc à une question personnelle, aujourd'hui, que nous sommes invités à répondre, c'est la raison pour laquelle, je ne reprendrai aucune des réponses de Pierre : il fait une réponse dans la société palestinienne du premier siècle, pas dans la société post-industrielle du 21esiècle. C'est aujourd'hui qu'il nous faut répondre et sans aller chercher des réponses toutes faites dans les textes ecclésiaux ou conciliaires, ni même dans le Nouveau testament : tout au plus ce dernier peut-il nous inspirer par le cheminement effectué par les disciples.
Je suis tenté de faire en premier lieu une réponse à la question opposée : pour moi, qui n'est pas Jésus de Nazareth ?
Il n'est pas un meneur d'hommes, ni un révolutionnaire. Trop d'images (films, livres) l'ont représenté ainsi. D'autres que lui ont eu ces qualificatifs, ça ne peut pas faire sa spécificité. De plus, le risque est grand d'en faire une idole à la façon d'un Guevara pour les uns, d'un Ghandi pour les autres... le spectre est large. Les apôtres, eux-mêmes, l'ont cru longtemps et Judas l'a trahi et s'est pendu pour cela.
Il n'est pas un exemple à suivre, encore moins un moraliste. Cela gêne terriblement les pharisiens, docteurs de la loi et autres. Il ramène les dix commandements à deux...qui finalement n'en sont qu'un seul : scandale pour les bien-pensants.
Il n'est pas le créateur d'une nouvelle religion contrairement à une opinion répandue, même si les premiers à se séparer clairement du judaïsme (début 2esiècle) se sont dits « chrétiens » en référence au nom de Christ. On pense généralement qu'il voulait réformer la religion juive : quelle conscience a-t-il eu de sa mission ? Difficile à dire, se considérait-il comme l’envoyé (Christ) de Dieu, je ne le pense pas. Tout au plus a-t-il joué avec l'expression « fils de l'homme », dont on se demande si elle désigne toujours la même personne.
Pour moi (je n'engage que moi), il n'est pas Dieu : je me doute que ça peut choquer, mais j'y reviendrai. Dans le même registre, il n'est pas le sauveur, malgré son nom Jeshua (Dieu sauve), mais Josué portait le même nom et n'était pas le sauveur. Seul Dieu sauve (ou libère). Jésus ne dit jamais « je t'ai sauvé », mais « ta foi t'a sauvé », sous-entendu, "ta foi dans le Dieu libérateur t'a sauvé", ce qui implique une relation au divin dont Jésus nous montre le chemin.
Alors qui est-il pour moi ?
D'abord un homme, et comme tel, né d'une femme et...d'un homme. On ne va pas épiloguer sur l'identité de son père biologique, le sujet n'est pas là, mais ce n'est pas en gommant une partie de son humanité que l'on va en faire quelqu'un qui a un rapport plus intime au divin. Je dirais : au contraire. Chez lui, l'accès au divin passe par la chair, ce n'est pas pour rien qu'on parle d'Incarnation. Ce n'est pas pour rien qu'il est mort sur une croix en criant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », phrase de la plus grande détresse d'un homme voyant sa fin arriver.
Un homme qui s'est revendiqué de la lignée des prophètes, même s'il s'en démarque. Invitation à relire ces « crieurs de Dieu », ces porte-parole du Dieu de l'Ancien testament qui ont préparé le terrain à la venue de la Parole devenue chair (la Parole de Dieu, c'est lui, pas les textes bibliques). Il a aussi en commun avec ces prophètes la lutte contre l’idolâtrie. Il se méfie de l'effet de ses guérisons spectaculaires sur les foules et recommande souvent à ses disciples de ne pas trop en parler. Heureux celui qui croit sans avoir besoin de miracles.
Un homme, Parole de Dieu, donc, et qui a surtout parlé de deux choses : du Royaume et de son Père.
Le Royaume – grande nouveauté par rapport au Premier testament – il est là, parmi vous. Ce n'est plus l'attente d'un hypothétique messie qui va tout régler (y compris l'occupation romaine). Jésus renverse notre regard : cessez de regarder le ciel, voyez donc autour de vous : l'espérance n'est pas une consolation dans l'au-delà, elle se vit sur cette terre. Ce Royaume, il est à la fois déjà là et en même temps à venir, c'est ce qui fonde votre espérance. Il nous en indique le chemin, elle vient de son Père : Dieu espère en nous.
Il parle très souvent de son Père : il est donc Fils et cette relation est pour moi fondamentale. Pour moi, parler de Jésus sans parler de son Père – et donc sans parler de Dieu – est une aberration, voire un non-sens pour la révélation chrétienne, laquelle ne révèle pas le Christ, mais le Dieu de Jésus. Jésus sans son Père redevient une idole désincarnée et sans transcendance. Comme le dit une théologienne, Jésus est, pour nous les hommes, image de Dieu sur terre, homme à l'image et à la ressemblance de Dieu, comme nous l'a présenté – et promis – le premier chapitre de la Genèse ; fils de Dieu, oui, mais pas Dieu lui-même, en tous les cas pas pour moi (hérésie arienne peut-être, mais assumée).
En examinant de plus près le texte dont on parle, les réponses faites par les disciples d'abord, puis par Pierre, nous incitent à penser que la seconde question de Jésus pourrait être : « Qui dites-vous que je suis par rapport à Dieu ? ». Élie, Jean-Baptiste, un prophète, ce sont des personnes qui ont une relation forte, voire intime à Dieu. Pour l'époque, c'est une évidence : Élie, Jean-Baptiste se définissent comme des interlocuteurs privilégiés du Dieu du peuple juif. Pour nous aujourd'hui, cela ne nous vient plus à l'esprit, il nous faut le rajouter. La question que Jésus nous pose aujourd'hui est plutôt : « Qui dites-vous que je suis par rapport à Dieu ? ». L’angle de vue n'est plus le même, nos réponses s'en trouvent modifiées.
Pierre Locher