" Et vous, qui dites-vous que Je suis ? " : la réponse d'Alain Barthélemy-Vigouroux
Et vous, qui dites-vous que je suis ?
Mais est-ce à moi s’il vous plaît, que ce discours s’adresse ? L’Évangile de saint Mathieu (16, 13) est clair : « Jésus posa cette question à ses disciples ». Si je me mêle de vous répondre, c’est que je pourrais me regarder comme tel. Mais le suis-je ?
Si nous pouvions nous rencontrer d’homme à homme, quel regard porteriez-vous a priori sur ce descendant des esclaves et des peuples asservis de l’Empire romain, sans doute mêlé à quelques juifs comme tout le monde, mais sans trace contrôlable ? Celui que vous avez porté sur la Syrienne qui vous demandait secours, et à qui vous avez répondu, avec une élégance très minimale, qu’on ne donnait pas aux chiens le pain réservé à la table des vrais fils d’Israël ? Elle a certes réussi à vous ébranler par sa réponse bien chrétienne, mais je n’aurais sûrement pas eu son humilité. Vous aviez d’ailleurs posé très fermement les règles : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ».
De cet épisode René Guyon, dans ce même blog, a donné un commentaire – La Cananéenne et les petits chiens – d’une profondeur qui dépasse largement le niveau de mes propos. Mais il reste que les destinataires de votre démarche demeurent pour le moins incertains.
Je ne vous connais que par les écrits attribués sans grande fiabilité à des personnages qui ont recueilli vos paroles dans votre entourage, et par les commentaires que des théologiens discordants en ont tirés. C’est donc à l’image équivoque qu’ils ont façonnée que je réponds faute de mieux.
Vous avez le malheur de porter le même nom qu’un personnage biblique qui s’est comporté comme un hybride d’Attila et de Tamerlan, à tel point qu’on préfère transcrire différemment le vôtre dans nos langues modernes. L’orthodoxie nous affirme que vous êtes vrai homme et vrai Dieu. Sur le second point il est difficile de la contredire car le commun des mortels manque de critères pour identifier à coup sûr un être divin. Sur le premier nous avons quelques prétentions à nous y connaître. A votre humanité on pose une restriction de taille : vous êtes exempté du péché, originel ou autre, et la tentation glisse sur vous au désert et ailleurs comme sur les plumes d’un canard. Mais un homme sans péché est aussi représentatif de l’espèce qu’un tigre végétarien ou un calmar sans tentacules.
Il est difficile de dire si vous avez eu conscience de votre divinité dans votre vie terrestre. Ni ceux qui se disent vos témoins ni les plus fins de nos exégètes n’ont réussi à établir si votre nature divine préexistait de toute éternité à votre incarnation, ou si elle survenait au cours ou au terme de votre existence charnelle ou encore à l’occasion du processus qui aboutit à votre résurrection. Votre incarnation doit faire de vous l’Emmanuel, mais sitôt votre mort réparée par une prompte résurrection, vous vous éclipsez vers les inaccessibles hauteurs de l’empyrée. Auprès de votre Père, qui est tantôt aussi le nôtre et tantôt exclusivement le vôtre, vous vous octroyez un rôle d’intermédiaire obligatoire qui résonne à des oreilles soupçonneuses avec les accents d’un gourou de secte. Comme eux vous nous exhortez à haïr notre père et notre mère, planter là tous ceux qui comptent sur nous et à qui nous devons notre solidarité, pour nous plier aux volontés ténébreuses d’un être suprême qui nous menace d’une éternité de tortures au nom de son amour infini, et qui vous a vous-même conduit sur la croix pour un processus de rédemption d’une inique et obscure absurdité.
Pourtant ce Père vous parle et vous lui parlez. Vous nous invitez de même à lui parler et à l’écouter. Mais pour le dire comme nos voisins, the elephant in the roomque chacun feint de ne pas avoir remarqué, c’est que pour le commun des mortels ce dialogue est un soliloque. A Gethsémani d’ailleurs votre père fait la sourde oreille au moment suprême, et le croyant qui prie peut avoir la légitime impression d’avoir parlé toute sa vie à un mur.
C’est devant le Père que vous êtes humble ; devant vos frères humains c’est selon. Vous leur lavez les pieds, c’est vrai, mais vous n’avez jamais envisagé qu’ils puissent vous égaler et encore moins vous surpasser, ce qui est pourtant la juste vocation d’un maître. Vous appelez à vous suivre au sens le plus concret du terme pour accéder au salut, avec une radicalité absolue dont vous donnez effectivement l’exemple jusqu’à aller au-devant d’une mort horrible avec un courage incontestable. Mais je suis absolument incapable de répondre au millième de vos exigences. Pire encore, je n’en éprouve même pas assez de remords pour tenter seulement de m’y engager pour de bon, et encore moins de contorsionner ma pensée pour arriver à tolérer celles qui me répugnent foncièrement. Parmi les millions d’humains qui l’ont essayé, une écrasante proportion étaient mus par la terreur des tourments éternels dont vous ne craignez pas d’agiter le spectre, mais auxquels nous ne croyons plus guère, sans plus de raisons d’ailleurs que nous n’en avions autrefois d’y croire. Bref, comment pourriez-vous me reconnaître comme votre disciple ?
Et pourtant les quatre petits livres qui ne parlent que de vous tiennent une place fondamentale dans ma vie à tel point que je ne vois le monde qu’à travers eux. Dépourvus des prestiges de la littérature, d’une simplicité qui exclut toute emphase, mal fagotés et canonisés avec l’audacieuse crudité de leurs divergences, ils vont droit à leur but : raconter une rencontre qui a bouleversé les hommes et les femmes simples qui l’ont faite au point de réorienter leur vie de fond en comble et qu’ils aillent la publier dans tout leur univers en affrontant les périls et les supplices les plus atroces.
En pleine contradiction avec toute religion qui se respecte, ce n’est pas un corpus de dogmes et de prescriptions qui fait le cœur de notre foi, mais le récit d’un événement. Cet événement n’est pas tombé du ciel dans la nuit de Noël zéro ou un. La nouveauté qui le constitue cheminait depuis des siècles dans la pensée biblique dont les évangélistes et sans doute vous-même êtes à ce point imbibés que chacune de vos paroles en porte la trace. Mais ce chemin se fraye à travers un fatras de légendes, de rituels, de sacralisations, d’interdits, d’injonctions ineptes, tyranniques et parfois criminelles, où le message évangélique est resté encore englué à l’époque de sa fixation.
Le rassemblement que vous avez sans doute voulu bâtir s’autorise, dans la diversité longtemps férocement conflictuelle de ceux qui se donnent pour ses pasteurs, à définir des orthodoxies et des pratiques licites. Sans mépriser leurs efforts, je reste persuadé que le seul critère de la foi réside dans la conscience de chacun de nous. C’est en elle que la conviction se forge au contact du repère évangélique, en relation et en réaction à lui. Cette conviction comporte un socle, un noyau solide et résistant, que chacun à l’âge adulte doit pouvoir cerner en lui-même avec suffisamment de clarté. C’est ce socle qui fonde son identité, et qui seul lui permet de dialoguer avec profit pour lui et pour autrui. Il pourra l’enrichir, le développer, le nuancer ou en reformuler l’expression, dans sa réflexion ou son dialogue avec les autres, mais il doit être suffisamment stable, robuste et sincère pour être inébranlable. Pour moi par exemple il tient en moins de deux lignes : je reconnais une seule transcendance ; elle s’exprime à nous sous les espèces de l’amour.
Quelque jugement que vous puissiez porter sur moi, cette conviction, c’est à vous que je la dois, et à ceux qui me l’ont transmise vingt siècles après. C’est par vous qu’a pu éclater au grand jour et rejaillir sur la terre entière le long et sinueux parcours du message évangélique à travers le monde hébraïque et ce que la pensée antique avait de plus accueillant pour lui. Ce message porte la marque de la transcendance quelle qu’en soit l’origine, divine ou humaine. Sa pénétration dans un univers absurde qui lui est a priori indifférent, étranger ou hostile, constitue le processus d’incarnation qui pour moi se confond avec la création : car je ne crois pas au Dieu horloger de Voltaire dont je pense comme Woody Allen que s’il existe, il faut espérer qu’il a une bonne excuse.
Grâce à vous, Dieu, ce grand esseulé cosmique, s’est donné un fils et une mère sans la moindre considération bioéthique, et nous l’avons découvert – fabriqué diront les sceptiques, mais qu’importe, puisque nous ne saurons jamais sur terre s’il se révèle ou si ce sont les être capables d’amour dans l’univers qui lui donnent peu à peu vie et forme ? – nous l’avons découvert, donc, comme une relation d’amour jusqu’au cœur même de sa nature et non plus comme l’incommensurable verticalité de l’Être Suprême.
En vous donnant à lui comme fils, vous avez voulu entraîner avec vous votre communauté dans cette filiation, et c’est de l’élite morale de cette communauté qu’est née la certitude de devoir s’ouvrir à toute l’humanité. Vous l’avez préparée à cette générosité en faisant craquer de l’intérieur le carcan de la loi, de l’interdit et du rite à partir de la charge libératrice qui s’y comprimait ; en professant que la vraie grandeur réside dans le service ; en désignant comme modèles et comme pionniers du Royaume ceux que l’injustice du monde a foulés aux pieds ; en proclamant que seul l’amour absolu sauve, et non les calculs de l’observance et de la bienfaisance ; enfin en ouvrant sans délai les portes du Royaume à qui s’y abandonne, tout en le préservant à jamais de la contagion du monde pour qui voudrait en instituer ici-bas une mascarade de réalisation.
Personne sur terre ne pourra savoir qui vous êtes en vérité, mais nous en savons assez pour nous proclamer ou non membre de la communauté dont vous êtes, volontairement ou non, la source. Ainsi, que vous m’acceptiez ou que vous me reniiez, je me déclare ce que vous ne vous êtes jamais déclaré, chrétien, en m’emparant du vieux mythe de l’onction que votre irruption dans l’histoire a transfiguré, et en me marquant du signe de votre croix puisque notre foi a pris pour drapeau cet infâmant symbole de l’innocence suppliciée.
Alain Barthélemy-Vigouroux