Une loi contre la haine
Une loi vient d’être votée pour interdire les expressions de haine dans les réseaux sociaux. Il faudrait définir ce qu’est la haine, car le mot est bien souvent employé à tort pour déconsidérer celui qui en est accusé. On a les mêmes glissements avec la notion de violence, combien de fois accuse-t-on de violence les opposants bien au-delà de leurs comportements ?
Qui essaye-t-on de protéger ? Les Juifs, les Musulmans, les Noirs… ? Les lois anti-racistes suffisent amplement ! Dans les débats autour de cette loi, est souvent citée la protection des personnes qui peuvent être harcelées de façon insupportable. Mais à bien écouter, cela semble un alibi, le cœur de la question semble être la protection des « dirigeants », dirigeants économiques, politiques surtout, qui constatent qu’au-delà de leur perte de crédibilité se développent des sentiments qui leur font peur ou tout au moins les dérangent, on le serait à moins. On ne peut que condamner les appels à la haine, quels qu’en soient les motifs. Mais une loi qui interdit de s’exprimer est toujours dangereuse, inquiétante. À quand une loi exigeant la louange des dirigeants ? Mais au fait cela existe encore et a existé en maints endroits ! Que n’avons-nous vitupéré les régimes communistes avec leur culte de la personnalité, culte obligatoire ? Combien de dictateurs exigent un respect absolu ?
Cette loi est dangereuse principalement parce qu’elle va impliquer une censure tous azimuts. Quelle est la frontière entre un texte critique (donc peu aimable pour celui qui en est la cible) et un texte haineux ? Les frontières sont floues, on passe du « je critique » au « je n’aime pas », puis « je déteste », etc. Alors ceux qui détiennent les réseaux sociaux seront amenés à ouvrir le parapluie tellement les conséquences seraient dangereuses pour eux, et donc à censurer un maximum. Rappelons l’exemple du New-York Times qui vient de décider de supprimer toute caricature de presse.
Si, avant d’édicter une telle loi, on s’était demandé d’où vient cette « haine » ? Ne serait-elle pas une réponse au mépris ? On entend dire souvent : « que de haine, comment est-ce possible ? ». On pourrait répondre : « que de mépris ! ». Est-ce celui qui éprouve de la haine qui a le plus grand tort, ou celui qui la provoque par son mépris ? Cela ne justifie pas la haine, de même que l’assassinat ne se justifie pas par des mauvais traitements préalables. Mais on aurait préféré avoir d’abord une loi contre le mépris plutôt que ce texte contre la haine, c’est-à-dire s’attaquant à une des sources de ce mal avant de s’en prendre aux conséquences. Une telle loi est-elle possible ? Probablement pas alors que contre l’expression de la haine, c’est plus facile. De toutes façons il faudrait éviter au maximum les lois de moralisation, elles sont perverses par essence (ce n’est pas l’appel à une attitude morale qui est pervers, c’est de l’imposer par une loi).
Revenons à la haine qui n’est ni la colère, ni l’inimitié, mais une détestation profonde accompagnée d’une volonté de détruire. Certains disent qu’elle est une volonté de mort, elle est plutôt désir de destruction totale, dans la souffrance. Par haine on peut garder en vie pour faire mourir le plus lentement possible. Mais il y a aussi la haine qui est de l’ordre du sentiment. Ce n’est pas la même notion, et à les mélanger, on ne gagne pas en clarté. Le sentiment de haine est humain, qui peut avoir de multiples causes, le mépris étant une des plus importantes. Daech n’aurait pas eu un tel succès s’il ne s’enracinait pas dans une profonde frustration due à des causes objectives et à des fantasmes aussi. Les animaux ont de l’inimitié, ils n’ont pas de haine, le sentiment de haine est le propre de l’homme. Et ce sentiment, en tant que sentiment, est moralement neutre. Il est vrai qu’une personne vivant dans l’amour, attentive aux autres jusqu’au fond de son être, en un mot qui est profondément humaine, sera moins sujette à ce sentiment. Ce n’est pas le sentiment qui a une valeur morale, c’est l’attitude globale de la personne. Il est vrai qu’on peut lutter contre ce sentiment, mais là encore ce n’est pas le sentiment qui est moral, c’est la volonté qu’on lui applique. Ce qui est le plus souvent exprimé est le sentiment de haine, non la haine elle-même. Il est inutile de s’en offusquer, mais bien plutôt d’agir pour faire cesser ce qui le provoque. Sinon on se fait plaisir en s’adjugeant une bonne conscience qui ne coûte pas grand-chose.
La haine, elle, la vraie, est l’effet d’une volonté, au-delà du simple sentiment. En ce sens elle a une valeur morale et doit être condamnable. Mais peut-on l’interdire ? Peut-on obliger les gens à telle ou telle attitude morale ? Alors on interdit de l’exprimer. Pourquoi m’interdire de dire que je hais tel ou tel ? Ce qu’on peut interdire, qu’on doit interdire, c’est l’appel à la haine. Je peux dire que mon plus grand bonheur serait de détruire tel ou tel… même si c’est moralement condamnable, mais je ne peux appeler à le faire. Ce n’est pas la même chose.
Enfin peut-on dépasser la haine ? La haine qui veut détruire l’autre le nie dans son humanité, par ricochet elle nie donc aussi l’humanité de celui qui l’éprouve, et surtout qui la pratique. De même que nous ne sommes pas habilités à juger notre prochain (ses actes oui, mais il ne se réduit pas à ses actes), répondre par la haine à la haine ou au mépris est une manière de nous déshumaniser en réduisant l’autre à ce que nous détestons en lui. Dans certains cas dépasser la haine est héroïque, de même que donner le pardon. On ne peut pas donner le pardon pour un autre, on ne peut pas exiger d’un autre de renoncer à son sentiment de haine, c’est à lui de le faire, et nous ne pouvons pas le juger. Nous sommes au centre du mystère d’amour qui est le cœur de la foi chrétienne. « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » est la phrase, l’attitude qui nous appelle à en faire autant… ou à s’en approcher. Nous sommes au-delà des lois, des interdits, des jugements.
Etty Hillesum, cette Juive d’Amsterdam qui s’est laissé volontairement enfermer dans le camp de transit de Westerbork pour soulager les douleurs des internés et a finalement été déportée à Auschwitz où elle n’a pas survécu, essayait de dominer la haine que tout un chacun pouvait éprouver vis-à-vis des Nazis qui les persécutaient (c’est peu de le dire!) : « Nous avons tant à changer en nous-mêmes que nous ne devrions même pas nous préoccuper de haïr ceux que nous appelons nos ennemis ». Et, un peu plus loin : « Que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres ». (1)
Marc Durand
- Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, éd. du Seuil, 1995.