Une invitation pour les vacances : se risquer à l'hospitalité de l'inattendu
Avec l’été vient le temps des vacances, celui où, pendant quelques semaines, nous pouvons vaquer à autre chose qu’à nos occupations quotidiennes. Arrêtons-nous un instant sur ce mot « vacances ». Lorsque nous disons qu’un poste est vacant, nous comprenons qu’il est disponible. Se sentir en état de vacances, c’est cultiver sa capacité à l’étonnement et à la rencontre. Alors que nos sociétés marchandes ne cessent de nous inciter à consommer afin de continuer à faire tourner un système dont la logique est d’accumuler sans fin des échanges monétarisés, cette « vacance » devrait permettre de nous risquer à l’hospitalité de l’inattendu.
Ce thème de l’hospitalité est au cœur de la pensée des philosophes Emmanuel Levinas et Jacques Derrida. Pour échapper aux pensées de la totalité qui deviennent si facilement totalitaires, Levinas ne cesse de nous dire d’être attentif au visage de l’autre qui est ouverture vers les chemins infinis du sens. C’est par la vulnérabilité acceptée dans la rencontre de l’autre que nous avons quelques chances d’échapper à nos obsessions et à nos clôtures. Levinas nous convie à un véritable retournement de la démarche philosophique lorsqu’il écrit : « Nous sommes habitués à une philosophie où esprit équivaut à savoir, c’est-à-dire au regard qui embrasse les choses, à la main qui les prend et les possède, à la domination des êtres. (…) Dans la vision que je développe, l’émotion humaine et sa spiritualité commencent dans le pour-l’autre, dans l’affection par l’autre » (1).
Jacques Derrida a consacré plusieurs textes à cette question de l’hospitalité. Il introduit la distinction entre l’hospitalité conditionnelle qu’il appelle « invitation », et l’hospitalité pure qu’il nomme « visitation ». L’hospitalité conditionnelle s’adresse non pas au visiteur mais à l’invité annoncé. L’hôte accueilli est inscrit dans un cadre et un moment préparé pour lui. L’hospitalité pure et inconditionnelle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, et arrive en visiteur absolument étranger, imprévisible. L'hospitalité pure n'est pas un programme, ni une règle de conduite, ni une notion politique ou juridique. Elle ne relève pas de la morale, mais plutôt de la culture en tant qu'elle implique une manière d'être chez soi et avec les autres. Pour Jacques Derrida, l’hospitalité inconditionnelle ou visitation est un principe lié à la structure de messianité qui caractérise l'expérience humaine de la croyance : nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l'autre (2).
Dans la mesure où nous sommes ouverts à ces « visitations », souvent dérangeantes, tant au plan personnel que collectif, nous pourrons nous libérer des enfermements que ne cessent de susciter la peur et l’ignorance. « Les hommes éveillés habitent le même monde » disait Héraclite, un sage grec de l’antiquité. En ces temps de crise de l’idée européenne, il n’a jamais été aussi urgent, par-delà le fatras des relents nationalistes, de retrouver cet éveil de la conscience. Les Européens doivent se libérer du dogme de cette nouvelle providence que serait « la main invisible du marché » permettant de transformer les vices privés en vertus publiques ! Seul cet éveil peut nous faire lâcher prise sur nos crispations identitaires et marchandes pour nous risquer à inventer de nouvelles façons d’habiter ensemble le même monde.
Bernard Ginisty
(1) Emmanuel LEVINAS in François POIRIÉ, Emmanuel Levinas, qui êtes-vous ? Éditions La Manufacture, 1987, p. 100.
(2) Site DERRIDEX, index des mots de l’œuvre de Jacques Derrida, https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0701191012.html.