Observations « civiques » après les élections européennes
Si les peuples tirent, hélas, peu de leçon de l’histoire, ils pourraient au moins bénéficier de l’expérience liée à l’actualité immédiate. La démocratie est, ces temps-ci, sur toutes les lèvres. Elle reste, sans doute, le régime politique le moins désolant, parce que riche d’espérances promettant : Liberté, Égalité, etFraternité. Mais, pour pouvoir fonctionner de façon véritablement démocratique, elle doit s’appuyer sur des citoyens bien informés, capables de percevoir les réalités, de discerner les marches à suivre et d’être prêts à agir. Or ni une « Instruction civique » de la jeunesse, souvent a minima, ni un véritable travail de formation politique par les partis ou les médias ne semblent préparer les citoyens à être « conscients et organisés », comme Lénine y invitait ses « camarades ouvriers » à l’occasion du 1er mai 1904 : « Seul un prolétariat conscient et organisé est en mesure de conquérir pour le peuple une liberté véritable ! […] Seul le prolétariat conscient et organisé est en mesure de riposter à toute tentative de leurrer le peuple, de tronquer ses droits, de faire de lui un simple instrument aux mains de la bourgeoisie ». On sait comment cela a fini, au moins en matière de « liberté véritable ».
En vue des élections européennes de mai 2019, de quelles informations autres que polémiques a-t-on hérité ? Qui, d’ailleurs et tout simplement, a reçu tous les programmes des partis en jeu avant le jour du vote ? On répliquera que : « tout est sur internet ». Cela pose déjà une première question qui touche à la « vie démocratique pour tous » : si l’information ne peut plus être diffusée que par internet, ce fait défavorise fortement les personnes qui ne possèdent pas d’ordinateur (peut-être un quart de la population globale, mais 80 % (?) des personnes du 3e âge). La possession d’un ordinateur est-elle d’ailleurs devenue obligatoire ? On peut craindre que notre société y tende au vu de toutes les démarches administratives ou commerciales progressivement « dématérialisées ».
La nouvelle mode politique d’une démocratie plus ou moins directe a été avivée par le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a d’abord séduit par son côté spontané, le fait qu’il parlait de choses concrètes : la fin du mois, la justice fiscale… Il a renouvelé, en partie, le stock des revendications habituelles, au moins dans la forme (1).
Les élections européennes ont manifesté quel pouvait être le résultat possible de deux des principales demandes des GJ, a priori sympathiques. Ils réclament la proportionnelle, en théorie le plus équitable des modes de représentativité. Cela a mené à une prolifération des listes de candidats, parfois à la limite du folklore, comme elle entraînait, sous les IIIe et IVe Républiques, la multiplication des partis et des magouilles groupusculaires.
Et puis, toujours au nom de la liberté et de la démocratie, les GJ exigent un référendum d’initiative populaire. Là encore, dans les principes, cela semble juste, voire nécessaire comme un contrôle « démocratique » des orientations prises par les gouvernements, afin que leurs décisions tiennent mieux compte des besoins et désirs du « peuple ». Le résultat est que, comme souvent auparavant, un vote est détourné de son but : élire des représentants ou répondre précisément à une question dans le cadre d’un référendum, pour devenir un plébiscite pour ou contre le pouvoir en place. Un député de l’opposition a même semblé, à la tribune, trouver ce détournement normal et salutaire.
Tout cela, pourtant, n’est pas vain, car on a parlé de démocratie. On peut progresser dans ce domaine, à condition d’avoir de vrais débats, largement ouverts et répercutés sans censure ni jugement hâtif. A condition que les parties prenantes, – et en tout premier lieu les parti politiques – s’écoutent, jouent honnêtement le jeu, c’est à dire soient clairs dans des propositions réalisables, qu’ils soient prêts à mener à bien ce qu’ils promettent, cessent de dénigrer, voire de calomnier systématiquement les adversaires, acceptent de collaborer à un projet qui va dans le sens de leur propre vision, même si c’est un opposant qui le propose, etc. Ce serait cela la démocratie.
Est-ce utopique ? Parlons-en vraiment (pourquoi pas, chers internautes, dans Garrigues & Sentiers ?). Payons-en le prix : efforts d’information et honnêteté, quoi qu’il en coûte.
Jean-Baptiste Désert
(1) Son déclin apparent n’est pas sans lien avec sa stratégie (ou plutôt son absence de stratégie). Sans doute le mouvement n’est-il pas immédiatement responsable des dérives des casseurs, qui ne poursuivent pas les mêmes buts. Mais notons qu’en persistant dans un système de manifestations hebdomadaires qui n’aboutissent pas, et sans chercher d’autres modes d’expression (ne serait-ce qu’une participation active à l’élection), et sachant à l’avance qu’il y aura immanquablement des confrontations violentes et du vandalisme, il s’en rend « objectivement » complice.