La crise de l’Église catholique comme « rupture instauratrice »
Parmi les nombreux ouvrages suscités par la crise aigüe que traverse actuellement l’Église catholique suite à la révélation de l’ampleur des abus sexuels commis en son sein, celui de Véronique Margron, religieuse dominicaine, théologienne et présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, me paraît particulièrement pertinent. Au début de son ouvrage, elle rappelle ce qui est pour elle « une expérience fondatrice » de sa vie spirituelle comme de sa pensée : « J’ai eu l’opportunité de suivre une partie de mes études de théologie en continuant à travailler avec des mineurs en danger. Ce fut sûrement une expérience fondatrice : je plongeais dans la théologie sans pour autant décoller du réel. Comment parler de Dieu, dont j’affirme qu’il s’est fait solidaire de l’histoire des hommes, si je n’ai pas les pieds dans la glaise ? Avant que la raison puisse tricoter le monde des écrits et des concepts avec la réalité, c’est la vie, en chair et en os, la vie par le corps et par les pieds qui fait pont entre deux complexités : celle de la pensée et celle de l’existence concrète » (1).
Son propos est de trouver des mots et des voies pour sortir de ce qu’elle considère « un scandale et un désastre » : « Scandale que le silence assourdissant d’une institution dont la raison d’être est le témoignage de Dieu engagé pour les fragiles (…) Elle a piétiné ce qui la fonde : la bonne nouvelle d'un Dieu fait homme en faveur de ceux qui n’ont rien pour défendre leurs droits, leur dignité et leur intégrité. Au scandale initial du mal commis par un clerc ou un religieux s'en ajoute un second. Car ces abus relèvent d’une dimension collective. S’il faut un village pour éduquer un enfant, il faut aussi un village, une communauté, des complicités pour le laisser être violenté dans l’impunité. Voilà l’ébranlement qui atteint alors l'Église tout entière, questions abyssales pour la théologie, pour la façon dont est organisée, pensée l’institution catholique » (2). Après avoir analysé sans concessions les « forfaitures » et «la maladie du secret » qui mine son Église, elle lui propose « douze travaux » pour se relever. Le fil conducteur est de travailler à « transformer la crise en mutation ». Véronique Margron reprend ici les analyses de Michel de Certeau sur ce qu’il appelle « la rupture instauratrice » (3). Et cette rupture doit concerner d’abord, comme le Pape François l’a écrit, le cléricalisme qui conduit certains clercs à « courir le risque soit de développer un syndrome de persécution soit a contrario un délire de toute-puissance » (4).
Sans cesse, l’événement nous conduit à des ruptures par rapport à nos conforts intellectuels et institutionnels. La vie chrétienne ne consiste pas à siéger dans des institutions, mais à rester en marche. C’est à cette existence chrétienne que nous convie Véronique Margron : « La rupture instauratrice, c’est notre capacité à donner un sens à ce qui se passe avec ces crimes et ces drames, avec la façon dont l’Église les a trop souvent occultés ou niés. Interpréter pour inaugurer enfin un temps nouveau, loin des certitudes fermées, au profit d’une quête toujours ouverte et hospitalière, d’une attention vive au débat et à la critique, une vigilance qui se fasse agissante en faveur des plus vulnérables » (5).
Bernard Ginisty
- Véronique MARGRON, Un moment de vérité, éditions Albin Michel, Paris, 2019, p. 18-19.
- Ibid., p. 27-28.
- Cf. Michel de CERTEAU, La rupture instauratrice, ou le christianisme dans la culture contemporainepublié dans la Revue Esprit en juin 1971, repris dans le chapitre 7 de son ouvrage La Faiblesse de croire, éditions du Seuil, Paris, 1987.
- Véronique MARGRON, Un moment de vérité, éditions Albin Michel, Paris, 2019, p. 65.
- Ibid.,pages 147-148.