Le temps des commencements

Publié le par Garrigues et Sentiers

Il y a plusieurs façons d’habiter le temps. Pour certains, il se vit dans les registres apparemment contraires mais finalement complices de la nostalgie d’un âge d’or perdu ou de la fuite en avant vers des lendemains qui devraient chanter. En rappelant, chaque année, l’histoire de ce que les théologiens appellent « l’économie du salut », la liturgie chrétienne n’invite pas à la répétition, au ressassement ou à l’évasion, mais à vivre des « commencements ».

La lecture des Actes des Apôtres amène à méditer sur les commencements du christianisme où se révèlent déjà tous les risques d’une institutionnalisation qui se substituerait au message. La mort et la résurrection du Christ témoignent de l’impossibilité d’enfermer dans une institution temporelle le « royaume » annoncé. Toute sa vie, le Christ n’a cessé de dénoncer un messianisme politico-religieux et il faut dire qu’il n’a pas été souvent compris. Jusqu’au bout, et à la veille de l’Ascension, les disciples ont cru au messianisme terrestre. A ceux qui demandent un royaume terrestre où ils pourraient vivre une chaleur humaine et religieuse, le Christ répond en annonçant « la force de l’Esprit saint » qui conduit « jusqu’aux confins de la terre » (Ac 1, 8). Chaque fois que ses disciples marquent une volonté de se repérer, de se compter, de s’enclore dans leur groupe, le Christ les renvoie sur les chemins du monde.

La vie de fraternité à laquelle nous convie l’Évangile n’est pas un syndicat de défense mutuelle, un lobby contre l’épreuve de la solitude ou une communauté rituelle. Elle appelle chacun à devenir sujet. Dans l’Épitre aux Colossiens, Paul définit les « commencements » auxquels nous sommes invités : « Vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son créateur. Là, il n’est pas question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, d’esclave ou d’homme libre » (Co 4, 10-11). L’homme est « à l’image de Dieu » dans la mesure où il se reçoit à chaque instant dans une gratuité toujours nouvelle qui lui évite les enfermements nationaux, idéologiques ou religieux. Comme le rappelle le théologien Joseph Moingt : « La résurrection est un processus humain et cosmique continu. Nous ressuscitons dès maintenant par l’existence qu’à la fois nous nous donnons et recevons de Dieu dans l’invisible du monde, et non dans un autre monde invisible, par notre charité, notre liberté, notre travail avec les autres » (1).

L’incendie qui vient de meurtrir la cathédrale Notre-Dame de Paris a suscité une émotion qui dépasse largement les milieux chrétiens. D’aucuns souhaitent une reconstruction dans les cinq ans qui viennent afin que la carte postale de Paris soit restaurée pour les Jeux Olympiques. Méditant sur un autre désastre du patrimoine chrétien, la destruction au XIXsiècle de l’abbaye de Cluny par des marchands de biens pour en revendre les pierres, le philosophe Pierre Boudot écrivait ceci : « Tout peut donc devenir d’Église. A une condition draconienne : que l’homme maîtrise le temps de sa vie pour parler, se réunir, échanger et rêver. Si la parole humaine est, comme je le pense, le lieu essentiel de l’art et du sacré depuis que les églises se vident, s’effondrent, se vendent ou se ferment, quiconque défend le mot est de plein droit membre de l’assemblée. En son âme convergent l’élan des pèlerins de Compostelle s’arrêtant à Cluny, la patience des tailleurs de pierres, la méditation des grands abbés, le goût de Marie pour la voix dont Marthe s’écartait (…) Les touristes qui passent ne se doutent pas toujours que l’absence de l’abbaye est aussi l’espoir du futur. Beaucoup quittent la bourgade comme s’ils avaient visité Waterloo. Et pourtant, à la porte du Tombeau vide, des femmes en deuil virent sourire l’Esprit-Saint quand la nuit de lumière éclaire la mort de la mort » (2).

Bernard Ginisty

 

(1) Joseph MOINGT, Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, éd. Temps Présent, Paris, 2010, p. 224.

(2) Pierre BOUDOT (1930-1988), Au commencement était le Verbe, éd. Grasset, Paris, 2006, p. 171 et 178.

Publié dans Réflexions en chemin

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D
Une ouverture magnifique sur l'économie de la gratuité, autre nom de l'économie du salut. Et à quelle gratitude nous appellent les deux sublimes citations respectivement faites de Joseph Moingt et Pierre Boudot (que je découvre) !<br /> Une lecture qui s'achève - il n'est pas outré de dire providentiellement - en nous plaçant devant l'invitation spirituelle à se représenter l'image de «la porte du Tombeau vide, (où) des femmes en deuil virent sourire l’Esprit-Saint quand la nuit de lumière éclaire la mort de la mort ». A cheminer dans toutes les acceptions qui nous viennent des trois icônes immatérielles successivement présentées du "sourire (de) l'Esprit", de "la nuit de lumière" et "la mort de la mort".
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