La politique comme art d’habiter le monde
Les prochaines élections européennes risquent d’être décisives pour l’aventure commune initiée par le traité de Rome de 1957. Dans sa livraison de mai 2019, la revue Philosophie Magazine fait dialoguer deux philosophes têtes de liste pour ces élections. Il s’agit de François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie en classes préparatoires pour le parti français Les Républicains et de Laurent de Sutter, professeur de droit à l’Université libre de Bruxelles tête de la liste paneuropéenne de gauche « Printemps européen » (1).
L’Europe ne peut plus aujourd’hui se dispenser d’un débat de fond sur son identité qui ne saurait se limiter à une supposée conséquence heureuse de la mise en place d’un grand marché. A partir du constat partagé « d’une crise provoquée par le mouvement universel qui a saisi notre monde, alimenté en particulier par une économie de la consommation », nos deux interlocuteurs proposent deux réponses radicalement différentes.
Pour François-Xavier Bellamy il s’agit de refuser « l’injonction au mouvement perpétuel, du dynamisme érigé en valeur autonome. Nous devons retrouver le sens d’une politique qui se donne pour mission de transmettre ce qui, dans ce monde, mérite d’être préservé, par exemple dans le domaine de l’environnement (…) On nous demande d’être « en marche » sans nous dire quelle direction suivre ! C’est ce qui provoque cette crise du sens et cette difficulté à penser notre place dans l’histoire ». A l’opposé, Laurent de Sutter pense que « puisque tout est impermanence, la question est d’apprendre à vivre avec elle. Rien ne reste, rien n’est jamais resté. C’est la leçon de la pensée chinoise, alors que la pensée occidentale s’est construite sur l’idée qu’il y a des choses qui demeurent. N’est-il pas temps de devenir un peu chinois ? Un monde n’est pas quelque chose qui nous est donné. C’est quelque chose que l’on construit (...) C’est ce que fait la Chine avec son projet de nouvelle route de la soie, qui établit une relation ambitieuse de reconstruction du monde ». Et lorsque Laurent de Sutter affirme : « Si quelqu’un me dit, en parlant des migrants : « je ne suis plus chez moi », je n’ai pas tellement envie d’être chez lui ! », François-Xavier Bellamy rétorque : « Pour pouvoir accueillir des migrants il faut bien avoir quatre murs entre lesquels accueillir ! ».
La politique est un art noble, celui de faire habiter ensemble les êtres humains. A mes yeux cette habitation de l’homme se décline de trois manières. C’est d’abord la prise de conscience d’être habité. Rien de sérieux ne se construit sans les valeurs et les passions qui habitent les hommes. C’est ensuite la nécessité d’habiter, c’est-à-dire de construire des lieux où puisse s’opérer une médiation entre l’intime et la société. Il faut travailler sur nos « habitations », nos bâtiments, nos institutions, le rythme de nos temps collectifs, nos collectivités locales, nos espaces citoyens européens et mondiaux. C’est enfin la pratique de l’hospitalité. Habiter n’est pas s’enfermer derrière des murs ou des idées, pensant ainsi se protéger de la misère du monde ou tout simplement de l’autre, différent. Habiter, c’est être suffisamment chez soi pour pouvoir accueillir et partager. Comment faire que nos espaces « d’habitation », qu’ils soient idéologiques, politiques, spirituels, économiques, deviennent des lieux d’hospitalité, d’échange et d’enrichissement mutuels ?
C’est peut-être le grand poète européen Rainer Maria Rilke qui définit avec le plus de justesse ce cheminement lorsqu’il écrit : « Nous naissons, pour ainsi dire, provisoirement, quelque part ; c’est peu à peu que nous composons, en nous, le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement » (2).
Bernard Ginisty
- Philosophie Magazine : A la recherche de l’esprit européen, n°129, mai 2019, p. 8-14.
- Rainer Maria RILKE (1875-1926), Lettres milanaises 1921-1926, Paris, éd. Plon, 1956, p. 27-28.