Une pastorale pour notre temps : trois éclairages de Christoph Theobald, Pierre-Louis Choquet et Christian Salenson

Publié le par Garrigues et Sentiers

Nous vous avions annoncé l'après-midi d'études "Une pastorale pour notre temps" organisée le 16 janvier 2019 à Marseille par la Communauté Saint-Luc et l'Institut catholique de la Méditerranée autour de Christoph Theobald, Pierre-Louis Choquet et Christian Salenson.

Les textes de leurs interventions, ainsi que le débat qu'ils ont eu avec les participants sont disponibles sur le lien : http://stluc.org/wp-content/uploads/2019/03/une_pastorale_pour_notre_temps.pdf

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Une pastorale pour notre temps : trois éclairages de Christoph Theobald, Pierre-Louis Choquet et Christian Salenson

Publié dans Réflexions en chemin

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V
Christoph Theobald énonce comme une évidence : «si le mot [Dieu] disparaît de l’histoire, le totalitarisme pointe sous ses diverses formes». Dans un discours à propos du totalitarisme adressé à des pèlerins de la CFTC le 18 septembre 1938, Pie XI disait pourtant exactement le contraire : les totalitarismes ne se réclamant pas de Dieu sont des impostures. «Il y a une grande usurpation, car s’il y a un régime totalitaire - totalitaire de fait et de droit -, c’est le régime de l’Église, parce que l’homme est la créature du Bon Dieu, il est le prix de la Rédemption divine, il est le serviteur de Dieu, destiné à vivre pour Dieu ici-bas, et avec Dieu au ciel. Et le représentant des idées, des pensées et des droits de Dieu, ce n’est que l’Église. Alors l’Église a vraiment le pouvoir et le devoir de réclamer la totalité de son pouvoir sur les individus : tout l’homme, tout entier, appartient à l’Église, parce que, tout entier, il appartient à Dieu.». Georges Minois écrivait à propos de la conception de l’enfer au Grand Siècle : «l’enfer chrétien est bien le système totalitaire de supplice le plus complet qu’ait imaginé l’esprit humain, un monde clos de mal absolu, contrepartie logique d’une religion de l’amour infini» [2] et Enzo Traverso fit cette réflexion : «S’interrogeant sur la relation qui existe entre les camps d’extermination et les représentations de la mort qui accompagnent le monde occidental au fil de son histoire, George Steiner a présenté Auschwitz, Treblinka et Sobibor comme des lieux dans lesquels, surgi de ses entrailles, l’enfer se montrait finalement à la surface de la terre. Expression de L’IMMANENCE DE L’ENFER, les camps de la mort auraient ainsi achevé “un long, un minutieux travail de l’imagination”. Auschwitz, cette éruption INFERNALE qui brise irrémédiablement “les symétries de la civilisation occidentale”, apparaît alors préfiguré par une longue tradition picturale qui, depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, a fait de la représentation de l’enfer l’une de ses principales obsessions. […] Si l’histoire est effectivement, comme la définissait Walter Benjamin, non pas une longue marche de l’humanité vers le Progrès, mais plutôt une chaîne ininterrompue de violences et d’oppression, une montagne de ruines qui monte au ciel, alors la relation entre les camps de la mort nazis et l’enfer de la peinture médiévale n’apparaît plus arbitraire ou infondée. […] Auschwitz fut une RUPTURE DE CIVILISATION qui s’est produite lors d’une secousse violente de l’histoire pendant la Seconde Guerre mondiale, mais Auschwitz apparaît aussi comme l’achèvement d’une tendance latente du monde occidental, comme l’irruption à la surface de la terre de son enfer caché, comme la conclusion d’une longue trajectoire déjà marquée par la violence des Croisades, les exterminations de la conquête du Nouveau Monde, le génocide des Arméniens et le massacre technologique de la Première Guerre mondiale. Comme l’a écrit Theodor Adorno, la souffrance des Juifs au XXe siècle jette une lumière nouvelle sur “le passé le plus lointain dont la violence émoussée et sans méthode impliquait déjà téléologiquement la violence organisée scientifiquement”.» [3]<br /> <br /> Antoine Duprez rapporte une anecdote : «un jour, dans un train, j’étais à côté d’un homme qui disait à son fils de six ans : “Je suis content de t’avoir comme enfant” et tous deux étaient profondément heureux ; cela m’a dit quelque chose de ma relation au Père. Du coup, quand on me dit “Tu crois en Dieu, tu es débile, non?”, je cite cet exemple et même si mon interlocuteur ne partage pas, il n’en rigole pas…» Je crains d’avoir sur ce sujet perdu tout sens de l’humour. Personnellement, cet exemple m’écœure. Les enfants mourant dans les chambres à gaz sont certainement morts «profondément heureux», mais malencontreusement ils ne peuvent plus rien nous dire du bonheur de leur relation au Père à ce moment-là. À P. Foulquié qui lui objectait à propos des souffrances des enfants cette obscénité sans nom: «Mais, à quelque catégorie psychologique qu’il soit fait appel, la douleur éprouvée est celle d’un adulte qui se met par fusion affective à la place de l’enfant: ce n’est pas celle de l’enfant [4]», Marcel Conche répondit : «Oui. Mais que s’ensuit-il? Ne peut-on comprendre mille états d’âme qui ne seront jamais les nôtres? Le romancier ne comprend-il pas des vies qu’il ne vivra jamais? Des animaux mêmes on comprend les désirs. C’est qu’il y a le corps et ses mimiques. Lorsqu’on voit (fût-ce en imagination — mais d’après des témoignages) le désespoir, la supplication, la terreur, l’horreur muette passer dans le regard d’un enfant, comment douter de sa souffrance? Lorsqu’on le conçoit infiniment humble, sans défense, ne jugeant même pas son bourreau, comment n’être pas persuadé qu’il y a une faute majeure à le laisser sans secours? Admettons que nous mesurons (“réalisons”) diversement, inégalement ce scandale. Pour comprendre pleinement, que faudrait-il? Nous identifier, il me semble à une mère, un père pour qui il s’agirait toujours de leur propre enfant. Marx a écrit après ma mort de son fils Edgar : “Ce n’est que maintenant que je sais véritablement ce qu’est le malheur [5]”. C’est par l’amour que l’on touche au fond du malheur. Mais c’est aussi par lui que l’on a d’autrui l’intelligence la plus profonde, de sa détresse, de sa déréliction, de ses tourments et du scandale qu’il y a à le laisser sans aide sous les maux qui l’accablent. C’est pourquoi, pour pleinement mesurer le scandale de la souffrance des enfants, ce qui, à la limite, est demandé, c’est un amour de père, de mère, ou un amour de même essence, mais s’étendant à tous les enfants de la terre tout en restant aussi profond. Or Dieu est un Père, dit-on, Dieu est amour. Il voit l’horreur multiple, innombrable, aucune plainte ne s’élève en vain, c’est paternellement qu’il veille sur tel enfant qui “ne se souvient pas d’autre chose [4]” que du camp de concentration ; et pourtant il laisse faire, permet l’abominable. Tout cela est ABSURDE, il faut en convenir.» (Marcel Conche, «Christianisme et mal absolu», in Raison présente n° 7, p. 86-87.) À la question : «Vous citez un théologien, Urs von Balthazar, qui parle, à propos de notre époque, de “spiritualité du samedi saint”. Que veut-il dire?», le théologien orthodoxe Olivier Clément répondit : «Dieu est mort, ont proclamé le XIXe et le XXe siècle. Notre époque a une grande expérience des Enfers. Une expérience de l’horreur à une échelle inouïe, la Shoah, la bombe atomique, par exemple. En même temps, c’est dans cette profondeur de l’abîme que nous rencontrons le Christ. IL TRIOMPHE MYSTÉRIEUSEMENT [c’est moi qui souligne]. Pour nous, croyants, le christianisme détient la réponse à l’horreur: Dieu crucifié descend au plus profond des ténèbres, de la souffrance, de l’horreur et y trouve la résurrection.» (Télérama, n°2307, 30 mars 1994.) Heureux enfants qui ont goûté sans mesure leur relation au Père descendu expressément pour eux au plus profond de l’horreur qu’ils subissaient et eu le privilège d’assister en direct au mystère du TRIOMPHE de son Fils!<br /> <br /> Enfin, lorsque Marc Durand dit: «la théologie spéculative a pour objet de nous dire qui est Dieu. Son discours est peut-être nécessaire APRÈS, mais la démarche de mission ne peut pas commencer par un Dieu sur lequel nous ne savons rien: nous ne connaissons que Jésus-Christ», sauf mon respect, il dit n’importe quoi. Il ne connaît bien entendu pas plus Jésus-Christ qu’il ne connaît Dieu. Dans un livre toujours non traduit en français, le philosophe australien John Leslie Mackie écrivait: «Kierkegaard dit que celui qui, vivant dans une communauté idolâtre, prie une idole DANS UN ESPRIT JUSTE prie par là, au bout du compte, le vrai dieu. Mais cet argument est à double tranchant. Il entraîne que celui qui prie, intentionnellement, un dieu spécifiquement chrétien, et qui a une expérience du Christ ou de la Vierge Marie, peut, pareillement, recevoir une réponse d’un dieu tout à fait différent qui est suffisamment large d’esprit pour se montrer indulgent envers les erreurs triviales de ses fidèles. Quand le chrétien dit : “Je sais que mon rédempteur est vivant”, nous devons répondre : “Non, vous ne le savez pas ; certainement pas si vous voulez dire, par ʻmon rédempteurʼ, Jésus en tant que distinct d’Osiris, Astaroth, Dionysos, Baldur, Vishnou ou Amida”. Mais également la réponse peut ne venir d’aucun dieu au-delà de l’esprit inconscient propre de celui qui en fait l’expérience.» [6] Et je ne vois absolument pas comment passer d’une personne à Dieu. Pas plus qu’un athée «vertueux» n’est la preuve de l’inexistence du dieu des monothéismes, un chrétien «vertueux» n’est la preuve de l’existence du dieu chrétien. Pour que le comportement d’un chrétien puisse convertir, ce qui est le but de la mission si les mots ont un sens, il faut que le converti croie déjà en Dieu d’une manière ou d’une autre ou, au minimum, ne professe pas déjà un athéisme résolu. Aucun moyen autrement de faire le «saut de la foi». L’amitié entre un croyant et un athée peut exister, mais cela n’a rien à voir avec la question de la vérité de la croyance ou de l’athéisme et donc avec la possibilité de «convertir» dans un sens ou dans l’autre. Sauf si la «conversion» ne relève pas de la connaissance («nous ne connaissons que Jésus-Christ»), mais de l’affectivité. Autrement dit, de cette banalité : elle aide certains à se sentir mieux dans leur peau. Mais quid alors de la question de la vérité de la foi chrétienne? «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera.» (Jn 8, 31-32.)<br /> <br /> Armand Vulliet<br /> <br /> [1] Histoire de l’enfer, PUF, collection « Que sais-je ? », n° 2823, 19943, p. 99.<br /> [2] Enzo Traverso, « Rationalité et barbarie. Relire Weber, Benjamin et Kafka après Auschwitz », in Les Temps modernes, n° 568, novembre 1993, p. 8, 9-10.<br /> [3] L’École du 18 novembre 1961, p. 259.<br /> [4] Lettre à Engels du 12 avril 1855.<br /> [5] Violette Maurice, N. N., 1946, p. 27.<br /> [6] J.L. Mackie, The Miracle of Theism, Oxford University Press, 1982, p.182 : « Kierkegaard says that one who, living in an idolatrous community, prays to an idol in a right spirit thereby prays, after all, to the true god. But this cuts both ways. It entails that one who prays, intentionally, to a specifically Christian god, and who has an experience as of Christ or the Virgin Mary, may, by the same token, be receiving a response from some quite different true god who is sufficiently broadminded to make allowances for the trivial errors of his worshippers. When the Christian says ʻI know that my redeemer livethʼ, we must reply ʻNo, you don’t: certainly not if you mean, by “my redeemer”, Jesus as distinct from Osiris or Ashtaroth or Dionysus or Baldur or Vishnu or Amidaʼ. But equally the response may be coming from no god beyond the experiencer’s own unconscious mind. »
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