Que faire en carême ?
Carême, temps de pénitence ? Dans quel but ? Se flageller pour résoudre nos complexes de culpabilité, ou pour « souffrir avec le Christ » ? Le premier cas nous semble peu adéquat, le second réservé à certains mystiques. Plus prosaïquement pourrions-nous faire du carême un temps de recul sur nos vie ? Faire une pause dans notre course en avant, course après le temps, ou après nos affaires, ou nos désirs de consommation. Un temps d’ascèse pour revenir aux fondamentaux : de quoi est faite notre vie, d’où vient-elle, où va-t-elle ? Chaque homme, s’il ne veut pas perdre sa vie, doit de temps en temps essayer d’avoir ce regard. Le rôle du sabbat n’est pas d’éliminer les jours de travail, mais d’obtenir la lumière sur nos vies en les mettant en présence de Dieu.
Le carême chrétien est un temps de foi. La première urgence est alors la question de ce que nous croyons. La recherche théologique est un travail d’élaboration d’un corpus fondé d’abord sur les Écritures et la Tradition. Travail intellectuel nécessaire, mais loin d’être suffisant, d’abord parce que la question n’est pas « que croyons-nous ? », mais « en qui croyons -nous ? ». Nous ne recherchons pas un objet mais une personne. Toute l’année nous sommes invités au travail théologique pour éclairer nos vies, notre relation à Dieu. Laissons cela en ce temps qui nous mène à Pâques. La théologie n’est pas faite d’abord pour l’élaboration d’un corpus, mais pour la connaissance d’une altérité, d’un Tu, qui nous précède. Ceci est une pétition de principe sans laquelle la théologie est une science comme les autres, fort respectable et intéressante, mais ne menant pas à Dieu.
La question fondamentale est ainsi la relation de l’homme avec ce Dieu qui se révèle à travers l’Écriture, la Tradition (tout ce qu’ont élaboré nos prédécesseurs) et à travers les hommes d’aujourd’hui. C’est Dieu qui se révèle, qui appelle l’homme. Si Dieu est dieu, l’homme ne peut l’atteindre par ses propres forces, les athées ont totalement raison de dire que s’il y a un dieu, il est par définition inatteignable, donc pas intéressant... à moins, disent les « croyants », que ce soit Dieu qui se révèle. Le travail théologique est d’abord un travail de Dieu, travail qui est sa Parole. Dieu se donne à nous et nous attire à Lui, c’est le travail de l’Esprit. Parler de Dieu en théologie, c’est utiliser la seconde personne, c’est une adresse à Lui qui est une réponse à son appel. Se mettre devant Dieu, en capacité de le recevoir, est l’attitude fondamentale du Chrétien et cela s’appelle la prière. La prière est un travail. « Orare et laborare », les deux vont ensemble, non pour se succéder mais chacun est dans l’autre. Autant la connaissance intellectuelle se fait par strates successives, autant la connaissance de Dieu est nouvelle chaque jour, c’est la connaissance d’un Tu et non pas de ses « qualités ». Le lien entre hier, aujourd’hui et demain est de son ressort ; quant à l’homme, il doit chaque matin renouveler sa relation, se remettre en présence, se remettre en prière. Si la bonté de Dieu est renouvelée chaque matin, chaque matin elle nous mène à une nouvelle reconnaissance.
Que faire pour se mettre en situation de connaître Dieu, de Lui permettre de se révéler ? Àtravers quelles réalités humaines se révèle-t-il ? Il faut renoncer au « dépôt de la foi » qui serait une donnée intemporelle, il suffirait de l’éclairer pour la recevoir. Les théologiens seraient les savants chargés de ce travail. Si l’on considère l’action de Jésus dans l’Évangile, il n’enseigne pas une doctrine, il demande à chacun de se déterminer et de le suivre, chacun à sa place. C’est en suivant le Christ que le Chrétien comprend sur qui il a compté pour se mettre en route. Le Chrétien est appelé à la conversion et à l’exode. Sortir de lui-même, de chez lui, et se retourner pour se tenir devant Dieu. Ceci est un combat pour pouvoir être librement un sujet devant Lui. C’est à travers ce qui constitue sa vie, à travers son agir, que le Chrétien se met en route derrière le Christ pour trouver le Père. Le domaine de la théologie (la connaissance de Dieu) n’est pas plus vaste que celui des questions et réponses humaines, elle se fait par l’homme dans son humanité. Cela bouscule, bouleverse la vie de tous les jours, là se trouve l’ascèse demandée pendant le carême.
Ce combat pour devenir sujet libre devant Dieu, n’est pas solitaire, mais solidaire. Tout l’Ancien Testament, et le Nouveau ne le contredit pas, est plein de l’action de Dieu pour instituer son peuple. Chaque homme est appelé, personnellement, il n’est pas perdu dans une masse, mais chacun est aussi appelé comme membre d’un peuple, il n’a pas qu’une âme (la sienne) à sauver, mais l’humanité à mener devant le Père. Nous sommes contraints de nous laisser provoquer par l’histoire des hommes comme sujets devant Dieu. Nous sommes solidaires de l’humanité passée, présente et à venir pour nous tenir devant Dieu et le recevoir. Nos efforts pour trouver Dieu ne valent rien si Lui ne se révèle pas, c’est à travers la pratique de nos vies, en union avec tous, qu’il peut se donner et nous attirer à Lui.
Marc Durand