« Le Troisième Homme » ou du bon usage des institutions

Publié le par Garrigues et Sentiers

En octobre 1966, soit dix mois après la fin du concile Vatican II, la revue jésuite de spiritualité, Christus, publiait un article de son directeur, François Roustang, qui eut un énorme retentissement. Intitulé le Troisième Homme, ce texte affirmait qu’au-delà des deux courants qui s’affrontaient dans l’Église catholique, des « conservateurs » et les « progressistes », un troisième type de catholique était apparu. « Une masse de chrétiens, devant les changements rapides et profonds qui ont eu lieu ont acquis une liberté personnelle qui ne les situe pas davantage parmi les conservateurs que parmi les réformistes. (…) Tous les efforts déployés, pensent ces chrétiens, cachent le problème crucial de la distance infinie entre le langage religieux et celui de l’existence. (…) User toutes ses forces en des réformes de structure revient à passer à côté de ce troisième homme qui n’en est plus à se demander s’il faut maintenir ou transformer, mais qui s’interroge au plus profond de sa foi. Si l’on n’y prend garde et si l’on refuse de voir l’évidence, le détachement à l’égard de l’Église ira en s’accentuant. (…) L’impossibilité, pour ces chrétiens, d’entrer dans le nouveau système se fera même au nom de la foi que le concile les a aidés à redécouvrir et à mieux vivre » (1). Quelques mois après, François Roustang sera amené à démissionner de la direction de la revue et quittera la communauté des jésuites pour devenir thérapeute.

 

Ce texte qui date de plus de cinquante ans se révèle prophétique par rapport « au déclin irrémédiable dont la religion catholique allait être frappée » dans notre pays. Ève-Alice Roustang, fille de François Roustang, a pris l’initiative de le rééditer accompagné de trois études d’universitaires : un rappel historique, L’affaire du troisième homme par Etienne Fouilloux, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Lumière-Lyon II, Le compagnonnage avec Michel de Certeau pendant 10 ans par Claude Langlois, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, L’évaporation des engagés. Au tournant des années 1960-1970 dans le catholicisme français par la sociologue Danièle Hervieu-Léger. 

 

Le grand intérêt de cet ouvrage est de tenter d’articuler une rupture personnelle et une crise institutionnelle que les événements de mai 68 allaient amplifier. Dans un de ses ouvrages, François Roustang raconte ainsi ce moment : « Je me souviens qu’un jour, sous la poussée de questions inéluctables et à la faveur d’une énorme brèche dans l’institution qui m’abritait, ces mots non prévisibles m’étaient venus à l’esprit : « Je vais pouvoir penser ce que je pense ». À l’instant, comme si la terre avait tremblé, j’avais perdu l’équilibre. Je sus que mon existence allait être bouleversée et que je ne pourrais plus revenir en arrière » (2). 

 

C’est la psychanalyse qui lui permit de traverser cette crise (3). Mais il se garde bien de passer d’une rigidité à une autre et devient très vite critique de cette discipline, notamment dans son ouvrage Un destin si funeste. À ce propos,Ève-Alice Roustang raconte : « Un jour où je lui exprimai mon admiration pour ce livre, et en particulier la description de la psychanalyse comme institution mortifère, il m'expliqua que, venant de chez les jésuites, il savait comment marchait une institution ! » (4).

 

La question de l’articulation entre autonomie personnelle et médiation institutionnelle est au cœur de nos sociétés. Elle ne se cantonne pas au domaine religieux, mais envahit les sphères politiques et économiques.  Le récent mouvement des « gilets jaunes » s’est caractérisé à la fois par une critique sévère des corps intermédiaires, partis ou syndicats, supposés les représenter, mais aussi par la très grande difficulté de trouver l’indispensable organisation qui peut seule permettre de donner un avenir à ce mouvement. C’est la longue histoire de l’être humain qui crée des institutions au service de nobles idéaux et voit peu à peu l’outil institutionnel remplacer la finalité qu’il devait servir et non pas confisquer. Cela conduit à la prise de pouvoir des fonctionnaires de ces corps intermédiaires, c’est-à-dire au cléricalisme et à la bureaucratie. 

 

Il nous appartient, plus que jamais, d’inventer des institutions qui soient autre chose que des idoles protectrices   ou des boucs émissaires témoignant de nos incapacités à assumer les crises que nous rencontrons. 

 

Bernard Ginisty

 

 

  1.  François ROUSTANG (1923-2016), sous la direction d’Ève-Alice ROUSTANG, Le Troisième Homme, entre rupture personnelle et crise catholique, éd. Odile Jacob, 2019, p.19-27. 
  2.  Ibid, p. 134.
  3.  Deux des principaux collaborateurs de Christus, à l’époque où François Roustang écrit Le Troisième Homme, sont deux intellectuels catholiques majeurs pour qui la psychanalyse fut une démarche essentielle :  Michel de Certeau (1925-1986) et Maurice Bellet (1923-2018).
  4.  Ibid, p. 12. François ROUSTANG est l’auteur d’une œuvre importante dont entre autres : Un destin si funeste, éditions de Minuit, 1976 et Petite bibliothèque Payot 2009 ; Lacan, de l’équivoque à l’impasse, éditions de Minuit 1986, petite bibliothèque Payot 2009 ; Qu’est-ce que l’hypnose, éditions de Minuit, 1994 ; Comment faire rire un paranoïaque, éditions Odile Jacob, 1995 ; Savoir attendre, éditions Odile Jacob 2006 ; Le secret de Socrate pour changer la vie, éditions Odile Jacob 2009.

Publié dans Réflexions en chemin

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R
Le point d'articulation :<br /> Oui, point névralgique à la rencontre entre notre autonomie, notre conscience individuelle, notre libre arbitre, tous indispensables à notre humanité ( dons de Dieu diront les croyants) , et celui, tout aussi indispensable dans une société organisée, cohérente, avec la médiation institutionnelle.<br /> Point d'articulation toujours en mouvement, en recherche, mais qu'il faut se garder de brutaliser pour éviter les blocages et les conflits destructeurs. Dans tous les secteurs de nos activités, matérielles et spirituelles.
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D
Un article à conserver par devers soi, à relire, auquel se reporter à chaque nouvelle réplique - inéluctable - du tremblement terre si justement pris en comparaison. Notamment pour la pertinence de son analyse de la crise des institutions. Et pour la porte, si étroite, qu'il ouvre dans sa conclusion et dont on voit bien qu'il n'en est pas d'autre.<br /> Une autre citation s'impose : « Je vais pouvoir penser ce que je pense ». Une foi, un engagement, une adhésion peuvent-ils, dans le temps où nous sommes, se concevoir si ce qui est en est l'objet et l'accueil ne répond pas à cet appel de la liberté ? Qui, situé au-delà même de la liberté de conscience, interpelle la liberté du penser.
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