Au cœur de la crise, les chemins de la création
La période de crise sociale et culturelle grave que nous traversons porte à la fois sur l'économie, le lien social et le sens. Elle nous oblige, comme l’écrivait le philosophe et homme d’entreprise Gaston Berger, à être tous des inventeurs :« Là où l'invention sera inutile, la machine, progressivement, remplacera l'homme, et le drame ce sera comment savoir employer ceux qui n'auront pas ces capacités d’invention » (1).
Dès lors, la formation des jeunes ne devrait plus se définir par une accumulation de savoirs, de plus en plus rapidement obsolètes et qu’il conviendra de réactualiser tout au long de la vie. Elle devrait laisser une place beaucoup plus importante aux activités artistiques. Loin de se réduire à des « loisirs », la pratique artistique me paraît une des meilleures préparations au monde qui vient en nous apprenant à modifier le « logiciel » avec lequel nous vivons.
Le modèle du travail vécu comme transformation des choses dans une quête qui consiste à produire des quantités indéfinies qui saturent les marchés, arrive aujourd'hui à une impasse. L'art nous apprend un rapport à l’œuvre à travers laquelle la transformation des choses n'a de sens que s'accompagnant de la transformation de soi. Au règne totalement réducteur de la quantité, elle répond par la notion de plénitude, de finitude, d'équilibre.
On nous a appris que le temps c'est de l'argent, durée indifférenciée à remplir par la production et la consommation. En rupture avec cette frénésie, toute œuvre d'art commence par un rythme où la vie exprime ses pulsions les plus secrètes. A la course à la compétition, elle substitue le respect et l'écoute de son propre souffle. Bien des poètes et des musiciens expliquent qu'à l'origine de leur œuvre, il y a une sorte de rythme qui sourd d'eux-mêmes, s'impose à eux et les obsède jusqu'à la création.
La jungle économiste mondialisée induit une compétition toujours plus stressante. L'autre est un adversaire à qui je dispute les mêmes valeurs quantifiées L’œuvre d'art postule l'idée de différence. Elle vise à révéler la vision originale d'un être humain. Elle n'est ni cumulative, ni excluante, mais elle ouvre à la diversité des mondes.
L'accumulation des savoirs conduit à des « embouteillages de connaissances » au point de perdre toute vision globale d'une signification. L’œuvre d'art postule un sens, un horizon, un engagement personnel dans la signification du monde, car le sens y est vécu dans toute sa sensualité et non dans la schizophrénie abstraite où le savoir sur les choses dispenserait d'une expérience du monde.
La modernité a exacerbé l’individualisme. L’œuvre d'art ne saurait se concevoir sans perspective de lien humain. Le poète le plus solitaire, le peintre le plus personnel s'exprime pour que sa production retentisse dans des consciences individuelles. Toute œuvre d'art crée un espace-temps d'une micro société, formelle ou informelle, consciente ou non, permettant des médiations vers de nouvelles façons d'être au monde.
La pensée moderne qui se veut pragmatique prétend incarner le « cercle de la raison » hors duquel il n'y aurait que de la pulsion irresponsable. De là le règne, dans tous les domaines, de la pensée unique, et des réalités dites « incontournables ». L’œuvre d'art ouvre au foisonnement du sens en reconnaissant dans l’œuvre plus que la subjectivité de son créateur.
Loin de se réduire à un passe-temps plus ou moins élégant, l’initiation artistique permet de maintenir un espace où la grâce d'exister puisse se dire et s'exprimer, espace hors duquel l’éducation risque de sombrer dans l'insignifiance de la marchandise. Comme l’écrivait le poète chrétien Jean Mambrino : « Le créateur ne doit point croire qu’il tire tout de lui-même. Œuvrer, c’est au contraire être en proie au réel, de telle façon que nous ne savons plus exactement si c’est nous qui travaillons sur lui, ou si c’est lui qui travaille sur nous. Ainsi le poète est-il celui qui s’établit dans un état permanent d’offrande et de disponibilité. En recevant il se donne. En donnant, il reçoit. Et par là il renoue le « lien nuptial avec la vie », il retrouve les sources sacrales du monde » (2)
Bernard Ginisty
(1) Gaston BERGER,L'homme moderne et son éducation, P.U.F., Paris, 1962, p. 145.
(2) Jean MAMBRINO (1923-2012), La Patrie de l’âme. Lecture intime de quelques écrivains du XXesiècle, éd. Phébus, Paris, 2004 p. 131. Jean Mambrino est jésuite, écrivain et poète, auteur d’une œuvre importante poétique et de critique littéraire.