L'Eglise est-elle catholique ?
Dans le cadre de la semaine pour l’unité des chrétiens, le théologien J.F. Chiron (1) a donné une conférence sur Catholicité et Réforme. Cette conférence, qui voulait éclairer certains débats entre confessions différentes ne prétendait pas donner des solutions, elle a été intéressante par les questions soulevées. Nous n’allons pas donner un résumé, mais profiter des considérations évoquées pour approfondir quelques questions liées à la notion de catholicité.
En général on identifie la catholicité à l’universalité. Chaque Église, catholique romaine, réformée, orthodoxe, se dit universelle, donc catholique. J.F. Chiron pense qu’il faut aller plus loin : la catholicité exprime aussi la plénitude de la foi. Une Église serait catholique si elle bénéficie de cette plénitude. D’où une difficulté quasi-indépassable dans le dialogue interconfessionnel, chaque Église se veut catholique, comment chacune peut-elle avoir cette exigence et reconnaître l’affirmation de l’autre ? Si l’autre a cette plénitude, comment affirmer que je l’ai aussi ? La plénitude est-elle atteinte par l’accord sur toute la doctrine, sur le contenu de la foi défini par l’Église, interprété et formulé par les théologiens ?
Nous allons essayer d’évoquer plusieurs approches pour saisir ce qui permet le dialogue interconfessionnel, ce qui pourrait faire de l’ensemble des Églises une Église, celle du Christ. Il n’est pas question de cacher les différences, les divisions, mais de voir au-delà ce qui est en jeu, de les remettre à leur place. Évidemment nous n’avons pas de solution, ce que nous évoquons doit être lu comme un questionnement, même quand cela est dit dans un style affirmatif.
Fides quae, contenu de la foi
La foi a un contenu, on croit quelque chose. La théologie spéculative essaye d’atteindre la connaissance de Dieu, mais Dieu est inconnaissable. Prétendre dire qui est Dieu est en fait le nier comme Dieu (2). Elle est utile parce qu’elle nous permet de mettre des mots sur ce que nous vivons, sentons, comprenons. Mais ce qui fait le cœur de notre foi, les « articles de foi », est très restreint. Le reste est de la discipline, du sentiment, de la croyance. Ce sont aussi toutes les conséquences que nous pouvons tirer de notre suite du Christ dans notre monde, dans notre culture. Lorsqu’on dit que le contenu de la foi, les dogmes, sont la Vérité, il faut se rappeler que cette Vérité est inatteignable, formulée dans notre histoire de maintenant, dans notre manière de penser, de philosopher. Le contenu de la foi ne peut pas être réduit à des énoncés imposés, il passe aussi par l’expérience de chacun qui découvre Dieu dans sa pratique, dans sa vie.
La pratique du « suivre Jésus » chaque jour révèle le contenu de la foi. D’ailleurs les décrets des conciles doivent, pour être conservés, obtenir l’assentiment du peuple chrétien. La théologie dit qu’ ils doivent être « reçus ». Et cela ne va pas de soi si on considère les atermoiements – et disputes ! - des premiers conciles. Une grande partie des « articles de foi » sont plutôt des garde-fous pour s’opposer à des déviations, ils valent plus par ce qu’ils rejettent que par ce qu’ils affirment. Ils disent en fait quelque chose à côté de leur définition. Ils permettent aussi diverses interprétations. Quel rapport entre ce que nos pères pensaient de la transsubstantiation, énoncée dans un langage philosophique totalement obsolète actuellement, et ce que nous pouvons en dire ? Par contre parler du Corps du Christ partagé, du pain partagé sacrement (signe visible) de ce Corps partagé, cela est signifiant pour nous. L’Assomption affirme d’abord que notre monde est sauvé avec tout ce qu’il est, et donc Marie, Mère de Jésus, en est les prémisses. Après, si on lit la définition du dogme, elle est tellement alambiquée qu’on ne peut rien en dire ! L’Immaculée Conception nécessite de définir le péché originel, inventé par saint Augustin pour se sortir de l’aporie rencontrée dans l’existence du mal. Et si on prend le péché originel à la façon d’Augustin, il devient nécessaire de dire que, puisque « mère de Dieu », Marie devait en être exemptée. Le dogme en dit plus sur le mal que sur Marie. D’ailleurs aussi la définition au 5ème siècle de « Marie Mère de Dieu » s’intéressait à définir la divinité du Christ plus que d’honorer Marie.
Oui, il y a un contenu de la foi et la réflexion pour l’approfondir, pour l’appliquer à nos vies actuelles, est un travail indispensable à chacun. Il exige de remonter toujours à l’Écriture, et à la Tradition qui nous l’a transmise, et à lire cela à travers notre pratique. Notre foi est historique. Le magistère a le rôle d’éviter les écueils plus que de prétendre dire la « Vérité ». La Vérité n’est pas humaine, Jésus est la Vérité, non ce que nous en disons.
Ainsi il faut prendre la mesure des divergences entre les diverses confessions, les remettre à leur place au lieu de nous braquer dessus. Nos formulations doivent être comprises à l’aune de leur application dans nos vies, ce sont essentiellement des métaphores qui seront dépassées (on peut imaginer le rire qui risque de nous prendre lorsque le jour de notre mort nous verrons tout ce que nous affirmions en prétendant tenir la Vérité de Dieu).
Notre identité
Tout groupe humain est marqué par son identité, qui le définit. Les groupes religieux aussi. Le désir d’identité est légitime tant qu’il n’est pas érection de frontières. C’est d’ailleurs le grand problème des religions, qui en définissant un dedans et un dehors, des baptisés et les autres, en sont venues à créer des frontières, des exclusions. La séparation de Rome avec le monde orthodoxe a été le fait de disputes séculaires fondées sur des identités distinctes que l’on figeait en énonçant des articles de foi. Rappelons tout de même que bien des décisions des conciles étaient promulguées parallèlement aux bastonnades auxquels se livraient les moines partisans de l’un ou de l’autre, d’Alexandrie contre Antioche par exemple ! L’Esprit Saint a bon dos... Il existe en Occident une sensibilité réformée et une sensibilité « romaine ». Mais au sein de la Réforme entre les fidèles de l’ancienne ERF et les pentecôtistes, au sein de l’Église romaine entre les charismatiques et les dits progressistes, les identités sont bien différentes. La question est celle d’accepter, de respecter, d’aimer des groupes d’identités différentes, de sensibilités différentes, au nom de notre foi au Christ, c’est-à-dire de notre cheminement à la suite du Christ qui est le cœur de notre Foi, non plus alors une « fides quae », mais une « fides qua », non plus des choses que l’on croit, mais le chemin que l’on parcourt.
La Vérité.
La Vérité n’est pas une affirmation dogmatique, une affirmation qu’on impose de l’extérieur, elle est la Parole de Dieu qui fonde la foi. Jésus seul est la Vérité. Les hommes, que ce soient les Pères de l’Église, la hiérarchie institutionnelle, les théologiens ou les simples fidèles, formulent cette Vérité avec leurs moyens humains, à travers leur culture et leurs sentiments. Personne ne peut dire « ceci est la Vérité ». La foi cherche la Vérité et à la comprendre (« fides quaerens intellectum »). Outre qu’elle peut dévier, ce fut souvent le cas, elle ne peut pas l’atteindre pleinement. D’où, d’ailleurs, la nécessité d’une recherche théologique constante, passionnée... et humble.
Catholicité
Pour sortir de ce pas, la démarche traditionnelle est d’invoquer l’Église. L’Église, malgré les hommes, possède la Vérité, universelle, en plénitude, révélée dans l’Esprit. D’où la fameuse formule « hors de l’Église, point de salut ». On retrouve alors les difficultés dont nous sommes partis, chaque Église se dit catholique en ce sens plein, même elle le doit si elle ne veut pas se contredire.
Mais qu’est-ce que l’Église ? Quand on parle ainsi de l’Église, il semble qu’on décolle de la réalité, la réflexion devient lévitation. Cette notion hors du temps et de la réalité (ce qui est réel ce seraient les hommes qui la composent) prétend en même temps être l’Église ici-bas. Notion transcendante bien commode pour faire une théodicée englobante, mais l’onto-théologie ainsi développée ne résout rien et ne dit plus rien aux hommes actuels. Il faut donc chercher plus loin. En remarquant d’abord que Jésus n’a pas parlé d’Église, ne l’a pas fondée. C’est saint Paul qui s’y est attelé. Il a compris que s’il ne l’instituait pas, la transmission de la foi, la mission (qui est constitutive de notre foi, c’est-à-dire notre « suivre Jésus ») devenaient impossibles. Il a relié diverses communautés très différentes par leur culture, leurs lieux d’implantation, leur origine. Puis on a mélangé Église, communauté des chrétiens, Église sainte et transcendante, et institution de la religion. Les institutions, quelles qu’elles soient, sont très vites plus motivées par leur pérennité que par ce qui a motivé leur création. Nos Églises n’y ont pas manqué et si nous reprenons leur histoire, les exemples ne manquent pas. Nous sommes les héritiers de cet ensemble et nous payons toutes ces confusions par nos séparations.
Une façon de dépasser tous ces mélanges est de remonter à la source voulue par Jésus, l’établissement du Royaume. J.F. Chiron a insisté sur cette idée du Royaume voulu par Jésus et que l’Église est chargée d’instaurer. L’Église serait donc le sacrement du Royaume, résumé dans le sacrement de l’Eucharistie qui constitue l’assemblée des fidèles dans le partage en Église du pain – corps du Christ. Le Royaume est déjà là, dit Jésus, mais aussi à venir. Nous le construisons, c’est notre tâche de chrétiens, c’est dire qu’il n’est pas totalement advenu. Le sacrement de l’Eucharistie nous le rend présent, mais seulement dans le signe du partage. Le Royaume est une réalité eschatologique, l’eschatologie rend présente la fin des temps, elle est un bond dans la fin pour éclairer et vivifier le présent. Si l’Église a la plénitude de la Vérité, ceci est une affirmation eschatologique (et « hors de l’Église, point de salut » devient une tautologie puisque le salut est justement l’instauration du Royaume).
Pour le moment l’Église, ici-bas, rassemble tous les chrétiens pour œuvrer à la construction du Royaume, elle ne peut prétendre à la plénitude actuelle de la Vérité, mais seulement comme une réalité eschatologique. Nous retrouvons la foi dans une démarche, un processus, un suivi du Christ vers la plénitude du Royaume que nous avons mission d’établir. Chaque Église, alors, peut se dire catholique en toute vérité, c’est-à-dire affirmer qu’elle est en chemin pour atteindre le Royaume définitif, qui sera accompli à la fin des temps. Sans considérer le temps eschatologique, on ne peut parler de l’Église comme un « en soi » qui surplomberait notre histoire, « en soi » qui permet les arguties du type « l’Église est sainte mais pécheresse », etc. Se référer à l’Église sainte, pure, catholique permet de se placer dans l’économie du salut, ce ne peut pas être utilisé comme une facilité trompeuse qui a permis des déviances et qui, effectivement, s’oppose à l’unité des chrétiens.
Marc Durand
25 janvier 2019
1 – J.F. Chiron est professeur de théologie à l'université catholique de Lyon et coprésident du « groupe des Dombes », réunion de théologiens catholiques et protestants qui, depuis 80 ans, travaillent ensemble à définir leur foi, comprendre les divergences et les convergences.
2 – Les énoncés sur Dieu sont des métaphores, des images. Saint Paul aux Corinthiens : « Partielle est notre science, partielle est notre prophétie...Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. Car nous voyons , à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face » (1 Co, 13, 9-12).