Espérer contre toute espérance du « grand débat » un sursaut citoyen ?
Ma contribution se veut un contrepoint, plutôt qu’une contradiction, apporté à la tribune de J.-B. Désert dont les mises en garde et les réserves touchent juste. Notamment quant à la possibilité, ou à la probabilité, ‘‘(qu’) en s’appuyant sur les contradictions qui apparaîtront, il sera aisé pour ceux qui tiennent les clés (la presse qui est partie prenante des pouvoirs établis, quoiqu’elle en dise, les gouvernants et les « élites ») de décrédibiliser les résultats et renforcer leur pouvoir assis alors sur « l’incompétence des masses »’’.
Ce qui est dit de ‘‘l’appel au peuple du pouvoir actuel’’ entre d’autre part en exacte résonance avec le caractère plébiscitaire – bonapartiste – de la pratique institutionnelle de la Ve République. Par là, se demander s’il est ‘‘sain que ce soit le président qui donne le « la » comme il le fait, qui octroie une charte de bonne conduite, qui donne les « bonnes questions »’’ renvoie à la consécration d’un pouvoir personnel qui est inhérente à la monarchie élective sous laquelle nous vivons depuis (au moins) 1962 – un mélange improbable de la monarchie de Juillet et du Second Empire, la réplique donnée à la première s’inscrivant dans l’économie même de la constitution de 1958, et la très étroite parenté avec la gouvernance instituée par le Prince-président tenant à la confiscation (hors cohabitations) par le président de la République des attributions du Premier ministre, un détournement de pouvoirs que l’élection présidentielle au suffrage universel direct a sur-déployé et prétendu abusivement légitimer.
Utile rappel, s’il en est, également de la crédibilité sujette à caution des grands notables parmi les intermédiaires municipaux qui se trouvent privilégiés dans le « débat national » au détriment des syndicats et des associations : ‘‘l’amalgame entre le maire d’un village et celui d’une ville’’ est en effet un non sens. À cet égard, la disposition d’une voiture de fonction est bien un ou le critère séparatif entre l’élu de proximité et l’élu consacré par les avantages de sa fonction. Et encore plus nécessaire cet autre rappel qui confirme combien on est fondé à se positionner avec ‘‘inquiétude devant la démocratie directe des référendums’’, ou, à tout le moins, à ne pas imaginer la place que ceux-ci seraient susceptibles de prendre sans mesurer les contours qui devraient prudentiellement en circonscrire l’usage.
‘‘De tous ces débats ne naîtra pas une autre politique’’. Là réside bien le questionnement essentiel : si l’on partage le diagnostic suivant lequel ‘‘les services publics sont démantelés, la fiscalité est injuste, les pauvres sont de plus en plus pauvres’’ – autrement dit, si l’on entreprend de dresser la liste des raisons qui ont conduit à une multiplication insoutenable des fracturations sociétales, il y a tout lieu de s’attendre à ce que les cahiers de doléances (l’appellation vient de changer, le pouvoir ayant tardé à découvrir ce qui en était ressorti en 1789 …) nous donneront à lire un clivage des plus tranchés.
Rien moins qu’une confrontation entre deux projets de société. Le départage se faisant sur l’adhésion ou le rejet de la gérance ordo-libérale du monde. Schématiquement, d’un côté l’abandon à la main invisible du marché et à la concurrence dite libre et non faussée, de l’autre la priorité donnée à la solidarité, à la cohésion sociale, à la sauvegarde environnementale. Deux partis qui déterminent le plus directement, non seulement les traits de la nation dans laquelle nous sommes appelés à coexister – égalitaire ou superposant les castes, démocratique ou oligarchique, et, en conséquence prévisible de ces alternatives, unitaire ou communautaire –, mais aussi la projection dans l’avenir de l’idée d’une union européenne – dumping social et dumping fiscal versus alignement sur la norme la plus juste et la plus protectrice.
Poser ainsi les termes du choix à débattre – que ce soit dans le cadre tracé par Emmanuel Macron et/ou en parallèle dans une floraison d’initiatives librement citoyennes (telle celle qui se fait jour dans notre blogue) – laisse à l’évidence la place la plus infime à une perspective de consensus. Les ruptures et les recompositions de l’ordre social, qu’elles réussissent ou qu’elles avortent, se présentent et se discutent en termes de conflit : ainsi en a-t-il été de la mutation des États généraux en Assemblée constituante, de l’abolition des privilèges et de la Déclaration de droits qui en ont été la suite, tous « bonds en avant » qui n’ont pas eu grand-chose de consensuel, de quelques ralliements qu’ils aient bénéficié sur le moment venant du Clergé et de la Noblesse – les châteaux incendiés et les débuts de l’émigration les accompagnaient.
Doit-on pour autant se résigner à ce que le débat de société, s’il y a bien lieu, ne débouche que sur un constat d’opinions et de sensibilités politiques inconciliables, et de référentiels économiques et sociaux radicalement opposés – et, pour chaque contradiction de pensée et de concept, à un degré d’incompatibilité qui invalide toute conclusion qu’on voudrait en dégager ?
En la matière, le dépassement de l’antagonisme n’existe que dans un retour aux constituants de la démocratie. Et au premier d’entre eux qui réside dans l’impératif du compromis. Avant de faire du vote majoritaire l’expression de la volonté générale, le système démocratique requiert que cette volonté générale s’exprime dans un compromis qui sanctuarise son cadre institutionnel de fonctionnement. Au-delà, il invite ses parties prenantes à considérer ce qu’elles ont en commun – valeurs, idées, conceptions, mais aussi référents philosophiques et d’histoire ou de mémoire collective – par-dessus les divergences qui les séparent et qui valident leurs militantismes respectifs.
À cette aune, une mise en délibération de la nation comme celle qui est possiblement devant nous, si elle est bien inspirée de l’attente que ‘‘les Français (redeviennent) de vrais citoyens’’, et de l’espoir de voir la République se montrer capable ‘‘de (se) construire (en) un « nouveau monde » qui donne sa place à chacun’’, a déjà devant elle un exemple dont tout lui recommande de s’inspirer : celui du compromis historique qui, à la Libération, et dans le prolongement du programme de reconstruction conçu par le CNR, a posé les fondations d’un modèle de démocratie sociale qui, sur près de quatre décennies, n’a cessé de faire ses preuves et d’accompagner un progrès sans précédent dans l’équité et la dignité des conditions de vie – jusqu'à ce que nous soyons, à notre tour, ciblés par la Reconquista, à ce jour triomphante, d’un capitalisme décidé à restaurer sans partage le règne et la toute puissance de ses « fondamentaux ».
Un compromis historique dont l’effondrement – provoqué par cette même reconquête – des courants de pensée qui auraient vocation à le porter, rend assurément peu probable, voire invraisemblable, qu’aucune des conditions soit de sitôt réunies.
Ne demeure-t-il ainsi d’espérance qu’en un sursaut citoyen qui s’élèverait très au-dessus de la colère qui est venue déranger ce que la pensée dominante, sinon unique de par le monopole d’orthodoxie qui lui est conféré, a voulu nous faire tenir pour l’ordre des choses dont la modernité était par définition assortie ?
Didier Levy