" MORT OÙ EST TA VICTOIRE ? " Après " 14-18 ", que restait-il de l’idée d'un progrès humain ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Passée la commémoration du centenaire du 11 novembre 1918, passées les improvisations, approximatives ou funestes, auxquelles les itinérances balisées du souvenir se sont prêtées, l’instant n’est-il pas venu de s’arrêter à un constat : si une « mémoire » a été recherchée dans ces célébrations, ce fut celle du fait brut, ou tenu abusivement pour tel. Et celle des sentiments qui habitèrent le passé mais dont la ranimation était fatalement hasardeuse.

 

Penser le temps de la guerre, en tirer une réflexion sur ce qu'il a été, et sur le sens qu'il projette dans le contemporain, ne se fait pas en convoquant cette mémoire remplie d’événements momifiés dans les discours officiels, dans la statuaire des édifices, dans les décombres que de nouveaux paysages sont venus recouvrir : autant de réceptacles où tout s’est également figé, comme l’inouï de l’héroïsme et des souffrances, et toutes les autres émotions perdues et reconstituées sans leur âme, ont connu leur glaciation dans le marbre et la pierre du sculpteur. 

 

Ce qui demeure vivant, c’est la stèle où se succèdent, en leur très longue ou leur interminable liste, les noms des tués et des disparus. En revanche, l’allégorie ailée ou douloureuse qui surplombe le monument aux morts est aujourd’hui, et à jamais, vide de sens. Exactement ce qui fait que La Vie et rien d'autre de Bertrand Tavernier restitue mieux que tout autre œuvre de fiction (et voire d’historien) la réalité, et plus encore, la signification charnelle de la Première Guerre mondiale – alors que son action se déroule deux ans après la fin de celle-ci.

 

Le centenaire d'une catastrophe civilisationnelle – le suicide collectif de l'Europe en premier lieu – qui a coûté au total plus de 18 millions de morts (pour ne rien dire de l’addition des 21 millions de blessés, mutilés, gazés et autres « gueules cassées ») ne serait-il pas, n’aurait-il pas dû être, le moment d’un premier pas : celui qui aurait consisté, déjà, à ne plus parler de « vainqueur » et de « victoire » ?

 

Car quelle autre pensée peut bien venir à l'esprit que celle-ci : « MORT OÙ EST TA VICTOIRE ? ».

 

Un centenaire dont la commémoration n'aurait pas donné l’ombre d’une place aux uniformes, aux défilés et aux clairons – et a fortiori à feu les maréchaux qui dans des destins mémoriels pour le moins contrastés, eurent, eux, le privilège de s’éteindre de leur belle mort. Peu ou pas de part à la provocation, ni même à une motivation antimilitariste, dans ce geste d’exclusion : mais, derrière celui-ci, l’idée de réunir symboliquement le chagrin et la pitié, la colère et le deuil. 

 

Et pour donner forme à ce symbole, la résolution que soient seuls à figurer dans les célébrations, celles et ceux qui seraient spontanément venus s'y recueillir, vêtus de noir, immobiles et muets devant un souvenir d'horreur indicible, et avec rien d’autre à l’esprit que l’évocation de la mort de masse – une mort quotidiennement pourvue en sacrifices humains pendant quatre années de carnage et pourtant insatiable. Que la représentation de l’invincible et aveugle décimation d’une génération entière de jeunes hommes. 

 

Un centenaire ainsi marqué en une succession innombrable de minutes de silence. Tout autre signe, rituel ou cérémonie y affichant son indécence face à la sommation de tant de morts qui demeurent irréductiblement désespérantes pour avoir été abominablement inutiles. Et son absurdité tant que nous mettons « sous le tapis » l’injonction de John Donne « …N’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ».    

 

Pour qui donc notre glas résonne-t-il à intervalles réguliers, pour qui a-t-il résonné en cadençant ces cent années écoulés depuis la fin (ou la suspension) de l’hécatombe ? Une interpellation qui va au-delà des bilans chiffrés de cette hécatombe, et dont il n’est pas certain que nous voulions voir la première réponse – ou esquisse de réponse – qui en procède, fût-ce sous forme interrogative : La « guerre de 14-18 » peut-elle signifier autre chose que la mort de l'idée d'un progrès humain ?

 

Sur cette seule considération qui dépasse la dévastation incommensurable de ses champs de bataille et l'étendue vertigineuse des croix alignées dans les cimetières militaires et les nécropoles : de combien de guerres d'extermination a-t-elle été l’avertissement et la préfiguration, de combien de génocides a-t-elle été l’antichambre au long du XXesiècle ? Qu’on convoque les unes ou les autres, et les noms, les lieux et les dates se bousculent dans notre tête. 

 

La mort à l’échelle industrielle ne pouvait augurer que d’elle-même, de sa répétition et de son développement sans frein ni borne. Parce que confrontée à l’épouvante du dénombrement des morts, et à l’épouvante des moyens mis en œuvre, l’éthique humaine a peu, sinon presque rien, à opposer à la banalisation du mal.

 

« 14-18 » n'a pas inventé les crimes de guerre. En revanche, elle a fait entrer dans la modernité, dans notre modernité, la configuration la plus inexpiable du crime contre l'humanité : la tuerie systématisée du genre humain par le genre humain.

 

Les « 8 mai » commémorent une victoire, une victoire des armes, quelles qu’eussent été les abominations dont celle-ci avait dû venir à bout pour se construire. Des abominations excédant vertigineusement, dans leur quantum et dans leur essence, le pire de ce qui était concevable ou imaginable, même au regard de celles qui, vingt années auparavant, les avaient précédées. Mais l’hitlérisme était vaincu, et avec lui disparaissait un totalitarisme tribal, racialiste et génocidaire, et – croyait-on – son culte du Sang, de la Purification et de la Mort. 

 

Et, notamment en Europe occidentale, cette victoire portait en elle, nonobstant les immenses réparations et refondations à accomplir, une somme d’espoirs qui, pour être aujourd’hui déçus, pouvaient soutenir l’énergie et la confiance des peuples.

 

Le « 11 novembre » appartient à l’ordre du Deuil. Exclusivement. En ce qu’il est une date dans la chronologie du mal. Une date-charnière dans l’histoire de l’évolution des natures et des espèces du mal. Peut-on en faire autrement mémoire ? 

 

Didier LEVY

Publié dans Réflexions en chemin

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