La démocratie et les « cabales des dévots »*
Le pape François vient de dénoncer vigoureusement le cléricalisme comme source principale de nombreux abus : « Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial. (…) Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience » (1).
Mais peut-être certains n'ont-ils pas vu que les religions n'avaient pas, hélas, le monopole du cléricalisme. Il s’agit d’une tentation permanente des responsables des institutions de s’identifier à elles pour donner une forme d’absolu à leurs propres idées et justifier ainsi leurs différents « abus ». Dès 1912, Charles Péguy pointait ces « cabales des dévots » qui menacent toujours le vivre ensemble : « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux cléricaux ; les curés laïques qui nient l’éternel du temporel, qui veulent défaire, démonter l’éternel du temporel, de dedans le temporel ; et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de l’éternel, qui veulent défaire, démonter le temporel de l’éternel, de dedans l’éternel » (2)
Syndicats, partis politiques, organisations culturelles et médiatiques ont aussi leur « clergé » tenté de s’identifier à leur institution. Il ne suffit pas de jeter le catéchisme de son enfance aux orties pour se croire délivré du cléricalisme ! Il nous menace tous lorsque, par paresse intellectuelle ou confort, nous transformons institutions et idéologies en idoles qui justifient toutes les dérives.
La démocratie est le lieu du vivre ensemble et donc des rapports conflictuels et des compromis entre citoyens. La laïcité n’est pas un univers aseptisé qui nous dispenserait d’affirmer dans le débat public les raisons de vivre et de construire une société. En se libérant des emprises cléricales, la démocratie n’a pas fermé le débat sur les grandes options qui inspirent la vie, mais l’a situé chez chaque citoyen qui peut risquer sa parole propre, au lieu de se noyer dans les pensées uniques secrétées par les clergés institutionnels.
Le philosophe Paul Ricœur nous invite à fuir les consensus minables pour « une pratique du dissensus mis en œuvre par une éthique de la discussion ». Il poursuit : « Il y a un noyau du poétique qui est le sacré, le religieux, la parole originaire. Ça, c’est le problème des convictions. Et le problème de la communauté politique est de pouvoir partager cette conviction en la retraduisant dans le langage de chacun, dans sa philosophie, dans sa liberté laïque » (3). C’est dans un espace démocratique, et non dans le refuge dans des cléricalismes religieux nationaux ou institutionnels, que peuvent se déployer les itinéraires personnels vers ce que chacun juge comme essentiel.
Bernard Ginisty
* L’expression « cabale des dévots » a servi à désigner, au XVIIe siècle, la lutte menée par la société secrète du Saint-Sacrement, organisation clandestine de catholiques intransigeants pour faire interdire le Tartuffe, comédie de Molière jugée blasphématoire (source Wikipedia).
(1) Pape FRANÇOIS, Lettre au peuple de Dieu in Journal La Croixdu 21 août 2018.
(2) Charles PÉGUY, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnellein Oeuvres en prose complètes, éd. la Pléiade, t. III, Paris 1992, p. 668.
(3) Paul RICOEUR, L’unique et le singulier.Entretien avec Edmond Blattchen, Alice éditions, Bruxelles, 1999 p. 73.