La fraternité des sœurs
Vous avez dit : « Sororité » ?
Il faudra bien trouver un terme pour nommer plus justement l'effort des femmes qui sans cesse refont ce que défont les hommes dans leurs oppositions fratricides.
Proclamée à la faveur d'une Révolution qui a décapité dans un même élan les hommes et les femmes – tout en oubliant de concéder à ces dernières le droit de participer à un suffrage dit pourtant « universel » – la fraternité garde un parfum de la grande épopée des « frères d'armes », de la camaraderie des chantiers ou des navires de haute mer, des liens sélectifs noués dans les clubs de l'aristocratie britannique, des loges maçonniques... ou des séminaires. À défaut d'un terme adapté, même vis-à-vis de leurs sœurs, de leurs amies ou de leurs associées, les femmes ne peuvent êtres que « fraternelles ». Il a fallu bien du temps pour que, devant des auditoires parfois presque entièrement féminins, les bien chers frères des homélies incluent explicitement aussi les sœurs.
Confusion ou indifférenciation des sexes, si redoutée sur d'autres plans, tout le monde étant censé comprendre que cette image des relations fraternelles idylliques est en réalité bisexuée? La terminologie ne paraît anodine ou anecdotique qu'à ceux qui vident les mots et les expressions de leur force symbolique, alors qu'elle modèle les attitudes et les comportements. Être sœurs d'autres femmes ne se vit certainement pas selon le prototype du frère, comme s'il s'agissait d'un vocable neutre.
Ce terme de sororité – dont l'équivalent anglais sorority est parfois employé dans les groupes féminins d'outre-Manche ou d'outre-Atlantique – n'arrive pas à conquérir droit de cité dans le langage français. Ce n'est sans doute pas seulement pour des raisons d'euphonie. Est-ce parce que les femmes entre elles ou avec leurs collègues masculins seraient réputées ne colporter que commérages, divisions ou prises de bec qu'il faut leur imposer le modèle constructif et viril de la fraternité inscrite au fronton de nos mairies ? Ou bien est-ce parce que l'imaginaire des générations qui nous ont précédés – et parfois des générations présentes – a eu du mal à se représenter et à traduire la capacité et la légitimité pour les femmes d'œuvrer en commun et de se lier ou se liguer pour agir sur la place publique ? Force d'appoint aux fraternités masculines, le temps d'un combat ou d'une fête – d'un match ? –, elles semblent se fondre dans le décor sans qu'apparaissent leurs différences de sensibilité.
Mais il faudra bien arriver à nommer plus justement la patience toujours recommencée des femmes qui maintiennent et animent les liens souvent menacés du réseau familial ou du quartier. Il faudra bien désigner les initiatives des femmes qui de par le monde tentent de renouer les fils d'une paix dévastée, au-delà des vieilles querelles et des divisions entre clans. Il faudra bien identifier l'effort des femmes africaines qui s'associent pour réunir moyens financiers et compétences en vue de collaborer à un développement ajusté à la réalité de leur pays. Serait-ce une simple question d'échelle, « sororité » de microcosme contre fraternité universelle? Dans ce Garrigues, qui parle de la fraternité surtout au masculin, peut-être fallait-il que ces exemples soient au moins évoqués et la question posée.
Encore un effort, vous, Messieurs les grammairiens, académiciens ou linguistes, pour tenter de rendre compte de cette relation singulière par un mot adéquat. Il ne s'agit pas seulement d'enrichir la langue française, mais d'affiner notre regard pour penser plus juste.
Agnès Pitrou
Cet article a été publié dans la revue Garrigues, n° 64, oct-déc 1998, « Irrempaçable fraternité », p. 25-26.