Retrouver un regard naissant sur le monde
Les rapports entre vie spirituelle et engagement dans la cité sont au cœur de la vie chrétienne. Comment vivre à la fois la disponibilité et l’écoute de la Parole et construire le vivre ensemble des hommes dans les lourdeurs du réel ? Trop souvent, les choix apparaissent tranchés. Ou bien il faudrait s’immerger entièrement dans les luttes du siècle et, si la recherche spirituelle vous habite, vous devenez vite un militant suspect. Ou alors, il ne serait possible de vivre la quête du Tout Autre qu’à l’abri des turbulences de la société des hommes. Le christianisme, religion de l’Incarnation, refuse cette dichotomie. La dimension mystique y est vécue non dans un arrière monde, mais comme l’épreuve extrême du réel : l’effort de dépasser les représentations, pour vivre la présence. C’est accepter que le monde, les autres et Dieu puissent toujours surprendre et défaire nos laborieuses constructions et nos a priori.
Loin de s’épanouir dans une paisible sagesse, ce rapport est de l’ordre de l’affrontement. Sa meilleure illustration nous est donnée dans le fameux texte biblique du combat de Jacob avec l'Ange (Gn 33, 24-32). Toute la nuit, Jacob lutte avec celui qui le bouscule jusqu’à l’aurore. De ce corps à corps, il sort boiteux, mais vivant. Les blessures de celui qui se laisse sans cesse appeler à naître et à renaître, tracent le chemin de la vérité de l’homme. La vie spirituelle ne s’accomplit pas dans la conquête d'états de conscience subtils, mais, par-delà les pesanteurs de l'avoir, de l'habitude et des sécurités, dans l’accueil de cette réalité première fondatrice : je me reçois à chaque instant et je reçois le monde dans son incessante nativité.
Les mystiques des grandes traditions religieuses, lorsqu’ils veulent traduire cette traversée du réel, quittent les catégories théologiques ou dogmatiques qui les ont portés pour s’exprimer dans le registre de la poésie. Le travail de « poésie », au sens fort du poïen grec qui évoque le travail créateur de l’artisan, indique un engagement sociétal qui ne soit pas un enlisement. C’est ce qu’exprime avec bonheur un grand poète contemporain, Yves Bonnefoy : « La poésie est notre rencontre de ce qui est non comme une idée, une représentation mentale, éloignée de nous par nos concepts mêmes, mais comme, pleinement, immédiatement, présence. (...) Or vivre ainsi la présence autour de soi, c’est aussi l’éprouver dans les personnes. Au lieu de leur substituer une idée de ce qu’elles sont, de les soumettre à des lois, voire à une idéologie, les voici présentes, elles ont retrouvé leur droit à être. (...) La poésie vécue comme poésie, c’est le désir et l’agent de l’instauration démocratique qui peut seule sauver le monde » (1).
Si la définition du chrétien est d’être « témoin de la Résurrection », alors les Églises ont pour tâche première d’engendrer des femmes et des hommes qui n’ont pas peur du risque de créer et d’aimer dans des sociétés minées par leurs obsessions sécuritaires.
Bernard Ginisty
(1) Yves BONNEFOY (1923-2016), « La poésie peut sauver le monde » in Le Monde de l’Éducation, septembre 1999.