La fraternité en action
L'économie de la fraternité doit être mise en musique. La Loi, les Droits de l'Homme ne sont plus fondés sur Dieu ou sur un rapport de forces. Ils ne peuvent pas se limiter à un modus vivendi pragmatique permettant un vivre ensemble minimal. Le fondement de la Loi est l'affirmation du caractère fraternel de toute relation avec les autres, droits et devoirs sont construits sur la réciprocité de la relation du moi avec Autrui.
Cette fraternité est bâtie sur la reconnaissance d'un Autre, totalement inatteignable mais sujet de désir et de responsabilité. Nous ignorons le temps et le lieu de cet Autre, mais il nous faut le reconnaître car nous ne sommes pas premiers mais jetés dans un monde qui nous préexiste et nous domine tant par le passé que par l'avenir. Cet Autre précède notre "moi", notre responsabilité à son égard nous projette dans le monde de l'éthique qui précède celui de notre existence.
Universalité de la fraternité.
Si elle ne veut pas s'affadir, la fraternité doit poser des clôtures : qui est mon prochain, mon frère? Les membres de ma famille, de mon clan, de ma nation? Il y a plusieurs cercles concentriques, l'important est que les clôtures ne deviennent pas hermétiques. La famille qui pratiquerait l'exclusion, repliée sur elle-même, ou la Nation qui refuse l'admission d'autres prochains s'excluent par là-même de la fraternité, donc du fondement de leurs relations internes. Même la relation du couple est d'abord une relation fraternelle, et lorsqu'elle entre dans l'intime qu'on ne partage pas, c'est au couple lui-même de construire cette ouverture vers les autres. Cela explique le besoin de marquer dans les institutions la constitution des couples.
Une éthique de la fraternité.
Développer une éthique de la fraternité universelle paraît soit une naïveté insupportable et à terme fort nocive car empêchant les hommes de se défendre, soit la création d'une nouvelle utopie, après celles du christianisme ou du communisme dont les messianismes ont été opium du peuple. On ne peut plus revenir en arrière pour retrouver quelque messianisme que ce soit, en évitant la dure réalité du monde et en cultivant la nostalgie ou en vivant une espérance qui occulte le présent. Par ailleurs nous sommes entrés dans l'ère du technique, menés par la "raison instrumentale" et non plus par la "raison objective". Celle-ci développait des objectifs, elle a disparu, elle ne préside plus au développement. Il n'y a plus la volonté d'obtenir tel ou tel résultat, mais volonté de volonté, volonté de sa propre puissance. La "raison instrumentale" ouvre sur un monde qui n'a plus de sens, ni signification ni direction. Le développement est incontournable, mais il est aveugle.
Si on désire sortir de l'impasse, il faut fonder une éthique, en donnant sens sans nous jeter dans les bras d'un dieu puissant ou d'un avenir radieux. Nous n'attendons plus du ciel la fraternité, mais nous la découvrons à travers ce qui fait le fin-fond de notre existence. Il ne s'agit pas d'amour, mais de responsabilité, du lien indissoluble entre le moi et Autrui qui se décline par la solidarité s'épanouissant dans le monde de la Justice. Justice et fraternité sont profondément liées et la Justice exige le partage, non par charité mais par exigence de la fraternité première. L'éthique impliquait la liberté de choix de notre être, refus ou acceptation de notre relation à cet Autre qui nous précède. Maintenant apparaît l'exigence du second terme de la devise républicaine, l'égalité.
Alors qu'autrefois la République proclamait la liberté et l'égalité en premier, la fraternité devant en dépendre (et elle n'a pas toujours été dans la devise) nous en sommes arrivés à inverser l'ordre. L'éthique de la fraternité est première, et quand elle modèle notre être elle exige la liberté et l'égalité. Le délitement actuel de la fraternité nous ramène à un monde de violence, chacun essayant de ramener l'autre à soi, refusant sa responsabilité fondamentale devant l'Autre et devant ses semblables. On peut prendre l'exemple de la prévention de la délinquance, ramenée à l'ordre de Caïn : on empêche la commission du délit, mais on ne vise pas à instaurer les conditions qui feraient tomber le désir du délit, on se contente de munir chacun du signe qui empêchera l'autre de le tuer et en promettant de "tuer sept fois" celui qui s'y risquerait. Liberté et égalité sont bien mises à mal.
Nécessité de dépasser l'utopie.
Avec cet Autre qu'on ne peut ramener à soi, on est à la rencontre d'une transcendance, mais elle ne tombe pas du ciel, c'est la sortie du Sujet de lui-même qui lui fait découvrir cet infini transcendant. C'est une "transcendance dans l'immanence" qui ne tombe donc pas sous les coups du marteau de Nietzsche. Au-delà de permettre des relations apaisées entre les hommes en régulant la violence, l'élaboration des lois et des Droits peut s'appuyer sur ce qu'il y a de plus profond en l'homme. Les Droits de l'Homme prennent un autre souffle quand on ne les réduit pas à un pragmatisme destiné à gérer les conflits. Reste que les conflits et la violence sont bien là, il faut y répondre.
Pour cela il faut renoncer aux grands systèmes clos fournissant une réponse globale. Ni Marx, ni Hegel, ni le ciel ne donnent une réponse. Pas question non plus de revenir au Léviathan de Hobbes qui confie la violence à l'Etat, ou à l'utilitarisme de Bentham (chacun pour soi cherche à maximiser son bonheur et minimiser sa peine). L'universalité des Droits de l'Homme est-elle possible? Sur quoi fonder les lois internationales s'il n'y a pas accord sur les valeurs communes ? Il faut revenir à un certain pragmatisme tout en essayant de toujours s'appuyer sur cette éthique fondamentale qui précède l'être de l'homme, sans s'étonner que cela ne fasse pas l'unanimité. L'utilitarisme a presque toujours dominé les relations humaines, cependant parfois l'humanité a été capable de s'élever au-dessus. On peut comparer le pragmatisme du traité de Versailles après la guerre de 14, et ses conséquences désastreuses, avec les accords après la guerre de 40 qui ont mené à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, au travail du CNR en France, à la réconciliation avec l'Allemagne, etc. On peut aussi évoquer la sortie pacifique de l'apartheid avec Nelson Mandela, du stalinisme tchécoslovaque avec Vaclav Havel. Tous ces efforts ont permis d'édicter des règles plus fondées sur la fraternité que sur l'élimination des violents, règles qui permettent de dépasser la dialectique du maître et de l'esclave. Les associations humanitaires, loin d'être utopistes, proposent des chemins de fraternité qui d'ailleurs ont beaucoup influé sur les lois existantes. Nous avons donc bien des motifs d'espérer et de ne pas renoncer pour nous recroqueviller sur le pragmatisme. Les efforts actuels en Europe pour détricoter toutes ces avancées ne doivent pas nous cacher qu'il existe d'autres chemins.
Pour comprendre la société et ses règles, il est nécessaire de séparer ce qui ressort de l'individuel et ce qui tient du collectif. Pour un individu, sa cohérence interdit que sa main droite ignore ce que fait sa gauche. Pour un Etat il en va autrement. Un policier n'a pas le rôle d'un juge ni d'un avocat. Ces trois-là peuvent s'opposer, c'est à l'Etat de réguler le conflit. Le code de procédure pénale les oblige tous les trois qui œuvrent dans des directions différentes. La direction d'une entreprise doit faciliter la création de syndicats libres, lorsqu'il y aura conflit les deux seront soumis à la régulation des lois du travail. La difficulté actuelle est probablement que ce sont les mêmes qui ont le pouvoir à tous les niveaux, on ne respecte plus la séparation des pouvoirs, on mélange police et justice, les gouvernants ont des intérêts dans les sociétés de gestion des capitaux, etc.
Incarner la fraternité n'est pas une petite affaire, mais il ne s'agit pas d'une utopie irréalisable. Il s’agit d'une perspective à laquelle il faut travailler pour la faire exister. Il faut un certain aveuglement pour penser que le cynisme actuel, qui n'estime que l'égoïsme individuel ou collectif, peut durer sans détruire le fond de notre humanité.
La Trinité au-delà de l'Autre ?
On peut se demander si la fraternité ne serait pas le socle sur lequel nous aurions la liberté de construire l'amour, si ce désir de l'Autre qui nous creuse ne peut s’approfondir en désir d'amour qui pourrait être un signe de Dieu. Se demander si la révélation de la fraternité qui précède le "moi" pouvait nous ouvrir à une autre Révélation qui réduirait la faille infranchissable entre moi et l'Autre. La Révélation serait celle de cet Amour trinitaire qui décide de me combler, gratuitement, qui rend présent dans nos vies le Royaume à venir inauguré par le Christ ressuscité, qui donne réalité au sens final de nos actes d’amour. Mais cette faille infinie qui me sépare ne peut être effacée dès maintenant. Reste entier le chemin d'homme à parcourir avec Autrui, mes semblables, dans la reconnaissance de l'Autre qui est source de la fraternité. Rien de ce qui a été dit auparavant ne peut être court-circuité, il ne peut être question de faire un raccourci passant par-dessus tout ce qui précède pour se fondre en Dieu. Par contre, si nous sommes dans le vrai, la fraternité prend une nouvelle dimension et nous oblige bien plus, il ne peut plus être question de baisser les bras devant les difficultés de sa mise en œuvre.
Cette Révélation n'est pas ce qui fonde le Sujet, être de désir et de responsabilité vis-à-vis d'un Autre inatteignable. Nous n’avons pas besoin du Dieu révélé pour fonder notre être d’hommes. La Révélation est le don gratuit qui se rajoute pour nous combler, il faut une ouverture pour la recevoir. Elle passe par une rencontre qui, pour les chrétiens, est l'événement Jésus-Christ et sa personne. Plus qu'un enseignement, les Evangiles sont un chemin pour rencontrer l'événement fondateur, maintenant, dans le contexte actuel. Le discours sur Dieu est construit ici et maintenant. Dans un monde dont la philosophie est profondément renouvelée, dont l'histoire est marquée par les événements du siècle dernier (guerres mondiales et génocides, bouleversements de la société), la vérité de la Révélation est reçue autrement qu'auparavant. Nous sommes amenés à confronter notre expérience humaine à cette Révélation de la fraternité par Jésus, à intégrer cette fraternité révélée en Dieu à notre démarche fraternelle de tous les jours.
Jésus a commencé par se démarquer des liens de fraternité évidents (ceux de sa famille) pour petit à petit les rendre universels, s'adressant d'abord aux Juifs, puis aux païens. A la Cananéenne (c’est elle qui oblige Jésus à ouvrir l’espace de la fraternité), il dit : "O femme, grande est ta foi! Qu'il t'advienne selon ton désir!" (Mt.15, 28).
C'est bien la Foi, dont découlent les œuvres, qui sera le critère de la fraternité en Jésus. La fraternité est un combat, le Royaume est parmi nous mais n'est pas achevé. Ce combat de Jésus est passé par Gethsémani et la Croix, c'est avec le Christ souffrant que nous souffrons de tout ce qui nie la fraternité. Ce combat entre nos démissions, nos essais de botter en touche avec de faux espoirs, et nos actions déterminées pour affirmer notre fraternité, parcourt déjà toute la période de prédication de Jésus, et cela jusqu'au dernier moment. La rencontre de Jésus ne résout pas nos difficultés, elle permet de l'associer à ce travail de construction du royaume, qui passe par le sang et les larmes. S'associer à la vie de Jésus jusqu'à sa passion, c'est relire dans sa vie ce qui fait la nôtre.
Jésus ne s'est pas limité à la fraternité. L'Evangile de Jean, qui nous donne une pensée plus élaborée de la théologie de l'Eglise primitive, développe l'appel à l'amour : "Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres" (Jn, 13, 34).
A travers sa mort et sa résurrection, le Christ peut alors tout attirer vers son Père. Cet amour, auquel il nous a appelés avant le passage par la Croix du Ressuscité, résout cette dialectique qui nous fait osciller entre le monde de la violence et celui de la Justice, entre la violence partout présente et la fraternité qui se heurte elle-même à la souffrance et aux injustices. Cette résolution de nos contradictions dans l'amour, par le Christ qui fait de nous ses frères et les fils du même Père, est le mystère de notre Salut, à l’œuvre sur terre grâce à notre engagement à sa suite dans la foi.
Marc Durand